Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/12

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ne soient plus qu’une même substance ; ou plutôt il nous a de telle sorte assujettis à nos sens et à nos passions, que nous sommes portés à croire que notre corps est la principale des deux parties dont nous sommes composés.

Lorsque l’on considère les différentes occupations des hommes, il y a tout sujet de croire qu’ils ont un sentiment si bas et si grossier d’eux-mêmes ; car comme ils aiment tous la félicité et la perfection de leur être, et qu’ils ne travaillent que pour se rendre plus heureux et plus parfaits, ne doit-on pas juger qu’ils ont plus d’estime de leur corps et des biens du corps que de leur esprit et des biens de l’esprit, lorsqu’on les voit presque toujours occupés aux choses qui ont rapport aux corps, et qu’ils ne pensent presque jamais à celles qui sont absolument nécessaires à la perfection de leur esprit ?

Le plus grand nombre ne travaille avec tant d’assiduité et de peine que pour soutenir une misérable vie, et pour laisser à leurs enfants quelques secours nécessaires à la conservation de leurs corps.

Ceux qui, par le bonheur ou le hasard de leur naissance, ne sont point sujets à cette nécessité, ne font pas mieux connaître par leurs exercices et par leurs emplois qu’ils regardent leur âme comme la plus noble partie de leur être. La chasse, la danse, le jeu, la bonne chère sont leurs occupations ordinaires. Leur âme, esclave du corps, estime et chérit tous ces divertissements, quoique tout à fait indignes d’elle. Mais parce que leur corps a rapport à tous les objets sensibles, elle n’est pas seulement esclave du corps, mais elle l’est encore, par le corps, à cause du corps, de toutes les choses sensibles. Car c’est par le corps qu’ils sont unis à leurs parents, à leurs amis, à leur ville, à leur charge, et à tous les biens sensibles, dont la conservation leur paraît aussi nécessaire et aussi estimable que la conservation de leur être propre. Ainsi le soin de leurs biens et le désir de les augmenter, la passion pour la gloire et pour la grandeur les agitent et les occupent infiniment plus que la perfection de leur âme.

Les savants mêmes, et ceux qui se piquent d’esprit, passent plus de la moitié de leur vie dans des actions purement animales, ou telles qu’elles donnent à penser qu’ils font plus d’état de leur santé, de leurs biens et de leur réputation que de la perfection de leur esprit. Ils étudient plutôt pour acquérir une grandeur chimérique dans l’imagination des autres hommes que pour donner à leur esprit plus de force et plus d’étendue ; ils font de leur tête une espèce de garde-meuble dans lequel ils entassent, sans discernement et sans ordre, tout ce qui porte un certain caractère d’érudition, je veux dire tout ce qui peut paraître rare et extraordinaire et exciter l’admiration des autres hommes. Ils font gloire de ressembler à ces cabinets de curiosités et d’antiques qui n’ont rien de riche ni de solide, et dont le prix ne dépend que de la fantaisie, de la passion et du hasard ; et ils ne travaillent presque jamais à se rendre l’esprit juste et à régler les mouvements de leur cœur.