Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/171

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différentes conditions, de différents emplois, de différentes charges, de différentes communautés. Ces différences font que presque tous les hommes agissent pour des desseins tout différents, et qu’ils raisonnent sur de différents principes. Il serait même assez difficile de trouver plusieurs personnes qui eussent entièrement les mêmes vues dans une même communauté, dans laquelle les particuliers ne doivent avoir qu’un même esprit, et que les mêmes desseins. Leurs différents emplois et leurs différentes liaisons mettent nécessairement quelque différence dans le tour et la manière qu’ils veulent prendre, pour exécuter les choses même dont ils conviennent. Cela fait bien voir que ce serait entreprendre l’impossible, que de vouloir expliquer en détail les causes morales de l’erreur ; mais aussi il serait assez inutile de le faire ici. On veut seulement parler des manières de vivre, qui portent à un plus grand nombre d’erreurs, et à des erreurs de plus grande importance. Quand on les aura expliquées, on aura donné assez d’ouverture à l’esprit pour aller plus loin ; et chacun pourra voir tout d’une vue, et avec grande facilité, les causes très-cachées de plusieurs erreurs particulières, qu’on ne pourrait expliquer qu’avec beaucoup de temps et de peine. Quand l’esprit voit clair, il se plaît à courir à la vérité, et il y court d’une vitesse qui ne se peut exprimer.

II. L’emploi duquel il semble le plus nécessaire de parler ici, à cause qu’il produit dans l’imagination des hommes des changements plus considérables, et qui conduisent davantage à l’erreur, c’est l’emploi des personnes d’étude, qui font plus d’usage de leur mémoire que de leur esprit. Car l’expérience a toujours fait connaître que ceux qui se sont appliqués avec plus d’ardeur à la lecture des livres, et à la recherche de la vérité, sont ceux-là même qui nous ont jetés dans un plus grand nombre d’erreurs.

Il en est de même de ceux qui étudient, que de ceux qui voyagent. Quand un voyageur a pris par malheur un chemin pour un autre, plus il avance, plus il s’éloigne du lieu où il veut aller. Il s’égare d’autant plus, qu’il est plus diligent, et qu’il se hâte davantage d’arriver au lieu qu’il souhaite. Ainsi ces désirs ardents, qu’ont les hommes pour la vérité, font qu’ils se jettent dans la lecture des livres où ils croient la trouver ; ou bien ils se forment un système chimérique des choses qu’ils souhaitent de savoir, duquel ils s’entêtent ; et qu’ils tâchent même par de vains efforts d’esprit de faire goûter aux autres, afin de recevoir l’honneur qu’on rend d’ordinaire aux inventeurs de systèmes. Expliquons ces deux défauts.

Il est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que