Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/188

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toutes les choses qui peuvent servir en quelque manière à le confirmer, et au contraire ils n’aperçoivent presque pas toutes les objections qui lui sont opposées, ou bien ils s’en défont par quelque distinction frivole. Ils se plaisent intérieurement dans la vue de leur ouvrage et de l’estime qu’ils espèrent en recevoir. Ils ne s’appliquent qu’à considérer l’image de la vérité que portent leurs opinions vraisemblables ; ils arrêtent cette image fixe devant leurs yeux, mais ils ne regardent jamais d’une vue arrêtée les autres faces de leurs sentiments, lesquelles leur en découvriraient la fausseté.

Il faut de grandes qualités pour trouver quelque véritable système ; car il ne suffit pas d’avoir beaucoup de vivacité et de pénétration, il faut outre cela une certaine grandeur et une certaine étendue d’esprit qui puisse envisager un très-grand nombre de choses à la fois. Les petits esprits, avec toute leur vivacité et toute leur délicatesse, ont la vue trop courte pour voir tout ce qui est nécessaire à l’établissement de quelque système. Ils s’arrêtent à de petites difficultés qui les rebutent ou à quelques lueurs qui les éblouissent ; ils n’ont pas la vue assez étendue pour voir tout le corps d’un grand sujet en même temps.

Mais quelque étendue et quelque pénétration qu’ait l’esprit, si avec cela il n’est exempt de passion et de préjugé, il n’y a rien à espérer. Les préjugés occupent une partie de l’esprit et en infectent tout le reste. Les passions confondent toutes les idées en mille manières et nous font presque toujours voir dans les objets tout ce que nous désirons d’y trouver. La passion même que nous avons pour la vérité nous trompe quelquefois lorsqu’elle est trop ardente ; mais le désir de paraitre savant est ce qui nous empêche le plus d’acquérir une science véritable.

Il n’y a donc rien de plus rare que de trouver des personnes capables de faire de nouveaux systèmes ; cependant il n’est pas fort rare de trouver des gens qui s’en soient formé quelqu’un à leur fantaisie. On ne voit que fort peu de ceux qui étudient beaucoup raisonner selon les notions communes ; il y a toujours quelque irrégularité dans leurs idées, et cela marque assez qu’ils ont quelque système particulier qui ne nous est pas connu. Il est vrai que tous les livres qu’ils composent ne s’en sentent pas ; car, quand il est question d’écrire pour le public, on prend garde de plus près à ce qu’on dit, et l’attention toute seule suffit assez souvent pour nous détromper. On voit toutefois de temps en temps quelques livres qui prouvent assez ce que l’on vient de dire ; car il y a même des personnes qui font gloire de marquer dès le commencement de leur livre qu’ils ont inventé quelque nouveau système.