Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/214

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che avec la même assurance que s’il savait où il est et où il va. Pourvu qu’il fasse de grands pas, des pas figurés, et dans une juste cadence, il s’imagine qu’il avance beaucoup ; mais il ressemble à ceux qui dansent, qui finissent toujours où ils ont commencé. Il faut bien distinguer la force et la beauté des paroles, de la force et de l’évidence des raisons. Il y a sans doute beaucoup de force et quelque beauté dans les paroles de Sénèque, mais il y a tros-peu de force et d’évidence dans ses raisons. Il donne par la force de son imagination un certain tour à ses paroles, qui touche, qui agite et qui persuade par impression ; mais il ne leur donne pas cette netteté et cette lumière pure qui éclaire et qui persuade par évidence. Il convainc parce qu’il émeut et parce qu’il plaît ; mais je ne crois pas qu’il lui arrive de persuader ceux qui le peuvent lire de sang-froid. qui prennent garde à la surprise, et qui ont coutume de ne se rendre qu’à la clarté et à l’évidence des raisons. En un mot, pourvu qu’il parle et qu’il parle bien, il se met peu en peine de ce qu’il dit, comme si on pouvait bien parler sans savoir ce qu’on dit ; et ainsi il persuade sans que l’on sache souvent ni de quoi ni comment on est persuadé, comme si on devait jamais se laisser persuader de quelque chose sans la concevoir distinctement, et sans avoir examiné les preuves qui la démontrent.

Qu’y a-t-il de plus pompeux et de plus magnifique que l’idée qu’il nous donne de son sage, mais qu’y a-t-il au fond de plus vain et de plus imaginaire ? Le portrait qu’il fait de Caton est trop beau pour être naturel : ce n’est que du fard et que du plâtre qui ne donne dans la vue que de ceux qui n’étudient et qui ne connaissent pas la nature. Caton était un homme sujet à la misère des hommes ; il n’était point invulnérable, c’est une idée ; ceux qui le frappaient le blessaient. Il n’avait ni la dureté du diamant, que le fer ne peut briser, ni la fermeté des rochers, que les flots ne peuvent ébranler, comme Sénèque le prétend. En un mot, il n’était point insensible ; et le même Sénèque se trouve obligé d’en tomber d’accord, lorsque son imagination s’est un peu refroidie, et qu’il fait davantage de réflexion à ce qu’il dit.

Mais quoi donc, n’accordera-t-il pas que son sage peut devenir misérable, puisqu’il accorde qu’il n’est pas insensible à la douleur ? Non, sans doute, la douleur ne touche pas son sage ; la crainte de la douleur ne l’inquiète pas : son sage est au-dessus de la fortune et de la malice des hommes ; ils ne sont pas capables de l’inquiéter.

    adeo quod voluit à semetipso impetravit, et efficere id quod optabat valuít, ut liquido jurare ausim neminem ad hoc tempus extitisse, qui possit jurare hunc Iibellum a capite ad calcem usque totum à se non minus bene íntellectum quam lectum. Salm. in epist. ded. Comm. in Tert.