Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/216

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être blessé ; car il n’y a qu’à répondre, ou que tous les hommes sont pécheurs, et par conséquent dignes de la misère qu’ils souffrent, ce que la religion nous apprend, ou que, si le vice n’est pas plus fort que la vertu, les vicieux peuvent avoir quelquefois plus de force que les gens de bien, comme l’expérience nous le fait connaître.

Épicure avait raison de dire que « les offenses étaient supportables à un homme sage. » Mais Sénèque à tort de dire qμe « les sages ne peuvent pas même être offensés[1]. » La vertu des stoïques ne pouvait pas les rendre invulnérables, puisque la véritable vertu n’empêche pas qu’on ne soit misérable et digne de compassion dans le temps qu’on souffre quelque mal. Saint Paul et les premiers chrétiens avaient plus de vertu que Caton et les stoïciens. Ils avouaient néanmoins qu’ils étaient misérables par les peines qu’ils enduraient. quoiqu’ils fussent heureux dans l’espérance d’une récompense éternelle. Si tantum in hac vita sperantes sumus, miserabiliores sumus omnibus hominibus, dit saint Paul.

Comme il n’y a que Dieu qui nous puisse donner par sa grâce une véritable et solide vertu, il n’y a aussi que lui qui nous puisse faire jouir d’un bonheur solide et véritable ; mais il ne le promet et ne le donne pas en cette vie. C’est dans l’autre qu’il faut l’espérer de sa justice, comme la récompense des misères qu’on a souffertes pour l’amour de lui. Nous ne sommes pas à présent dans la possession de cette paix et de ce repos que rien ne peut troubler. La grâce même de Jésus-Christ ne nous donne pas une force invincible ; elle nous laisse d’ordinaire sentir notre propre faiblesse, pour nous faire connaître qu’il n’y a rien au monde qui ne nous puisse blesser, et pour nous faire souffrir avec une patience humble et modeste toutes les injures que nous recevons, et non pas avec une patience fière et orgueilleuse, semblable à la constance du superbe Caton.

Lorsqu’on frappa Caton[2] au visage, il ne se fâcha point, il ne se vengea point, il ne pardonna point aussi ; mais il nia fièrement qu’on lui eût fait quelque injure. Il voulait qu’on le crùt infiniment au-dessus de ceux qui l’avaient frappé. Sa patience n’était qu’orgueil et que fierté. Elle était choquante et injurieuse pour ceux qui l’avaient maltraité ; et Caton marquait, par cette patience de stoïque, qu’il regardait ses ennemis comme des bêtes contre lesquelles il est honteux de se mettre en colère. C’est ce mépris de ses ennemis et cette grande estime de soi-même que Séneque appelle grandeur de courage.

  1. Epicurus ait injurias tolerabiles esse sapienti ; nos, injurias non esse. C. 15.
  2. Sénèque, ch. 14 du même liv.