Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/223

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soutenus par quelque érudition font un effet si prodigieux sur l’esprit, qu’on l’admire souvent et qu’on se rend presque toujours à ce qu’il décide sans oser l’examiner, et quelquefois même sans l’entendre. Ce ne sont nullement ses raisons qui persuadent ; il n’en apporte presque jamais des choses qu’il avance, ou pour le moins il n’en apporte presque jamais qui aient quelque solidité. En effet il n’a point de principes sur lesquels il fonde ses raisonnements, et il n’a point d’ordre pour faire les déductions de ses principes. Un trait d’histoire ne prouve pas ; un petit conte ne démontre pas ; deux vers d’Horace, un apophtegme de Cléomènes ou de César ne doivent pas persuader des gens raisonnables ; cependant ces Essais ne sont qu’un tissu de traits d’histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques et d’apophthegmes.

Il est vrai qu’on ne doit pas regarder Montaigne dans ses Essais comme un homme qui raisonne, mais comme un homme qui se divertit, qui tâche de plaire et qui ne pense point à enseigner ; et si ceux qui le lisent ne faisaient que s’en divertir, il faut tomber d’accord que Montaigne ne serait pas un si méchant livre pour eux. Mais il est presque impossible de ne pas aimer ce qui plaît et de ne pas se nourrir des viandes qui flattent le goût. L’esprit ne peut se plaire dans la lecture d’un auteur sans en prendre les sentiments, ou tout au moins sans en recevoir quelque teinture, laquelle se mêlant avec ses idées les rend confuses et obscures.

Il n’est pas seulement dangereux de lire Montaigne pour se divertir, à cause que le plaisir qu’on y prend engage insensiblement dans ses sentiments ; mais encore parce que ce plaisir est plus criminel qu’on ne pense : car il est certain que ce plaisir nait principalement de la concupiscence. et qu’il ne fait qu’entretenir et que fortifier les passions ; la manière d’écrire de cet auteur n’étant agréable que parce qu’elle nous touche et qu’elle réveille nos passions d’une manière imperceptible.

Il serait assez utile de prouver cela dans le détail, et généralement que tous les divers styles ne nous plaisent ordinairement qu’à cause de la corruption secrète de notre cœur ; mais ce n’en est pas ici le lieu, et, cela nous mènerait trop loin. Toutefois, si l’on veut faire réflexion sur la liaison des idées et des passions dont j’ai parlé auparavant[1], et sur ce qui se passe en soi-même dans le temps qu’on lit quelque pièce bien écrite, on pourra reconnaître en quelque façon que si nous aimons le genre sublime, l’air noble et libre de certains auteurs, c’est que nous avons de la vanité et que nous aimons la grandeur et l’indépendance. et que

  1. Ch. dernier de la première partie de ce livre.