Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/226

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dassent et s’occupassent de lui, quoiqu’il dise que ce n’est pas raison qu’on emploie son loisir en un sujet si frivole et si vain. Ces paroles ne font que le condamner ; car s’il eût cru que ce n’était pas raison qu’on employât le temps à lire son livre, il eût agi lui-même contre le sens commun en le faisant imprimer. Ainsi on est obligé de croire, ou qu’il n’a pas dit ce qu’il pensait, ou qu’il n’a pas fait ce qu’il devait.-

C’est encore une plaisante excuse de sa vanité de dire qu’il n’a écrit que pour ses parents et amis ; car si cela eût été ainsi, pourquoi en eût-il fait faire trois impressions ? Une seule ne suffisait-elle pas pour ses parents et pour ses amis ? D’où vient encore qu’il a augmenté son livre dans les dernières impressions qu’il en a fait faire, et qu’il n’en a jamais rien retranché, si ce n’est que la fortune secondait ses intentions ? J’ajoute, dit-il, mais je ne corrige pas, parce que celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu’il n’y ait plus de droit. Qu’il die s’il peut mieux ailleurs, et ne corrompe la besogne qu’il a vendue. De telles gens il ne faudrait rien acheter qu’après leur mort, qu’ils y pensent bien avant que de se produire. Qui les hâte ? mon livre est toujours un, etc.[1]. Il a donc voulu se produire et hypothéquer au monde son ouvrage aussi bien qu’à ses parents et à ses amis. Mais sa vanité serait toujours assez criminelle quand il n’aurait tourné et arrêté l’esprit et le cœur que de ses parents et de ses amis vers son portrait autant de temps qu’íl en faut pour lire son livre.

Si c’est un défaut de parler souvent de soi, c’est une effronterie ou plutôt une espèce de folie que des se louer à tous moments comme fait Montaigne : car ce n’est pas seulement pécher contre l’humilité chrétienne, mais c’est encore choquer la raison.

Les hommes sont faits pour vivre ensemble et pour former des corps et des sociétés civiles. Mais il faut remarquer que tous les particuliers qui composent les sociétés ne veulent pas qu’on les regarde comme la dernière partie du corps duquel ils sont. Ainsi, ceux qui se louent se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de leur société, et se considérant eux-mêmes comme les principales et les plus honorables, ils se rendent nécessairement odieux à tout le monde au lieu de se faire aimer et de se faire estimer.

C’est donc une vanité et une vanité indiscrète et ridicule à Montaigne de parler avantageusement de lui-même à tous moments, mais c’est une vanité encore plus extravagante à cet auteur de décrire ses défauts ; car si l’on y prend garde, on verra qu’il ne

  1. Ch. 9, l. 3.