Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/228

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français de ses domestiques ? Peut-il ignorer, comme il dit, la plûpart de nos monnoyes, la différence d’un grain à l’autre en la terre et au grenier, si elle n’est pas trop apparente, les plus grossiers principes de l’agriculture et que les enfants sçavent, de quoi sert le levain à faire du pain, et ce que c’est que de faire cuver du vin[1], et cependant avoir l’esprit plein de noms des anciens philosophes, et de leurs principes, des idées de Platon, des atomes d’Epicure, du plein et du vuide de Leucippus et de Democritus, de l’eau de Thalès, de l’infinité de nature d’Anaximandre, de l’air de Diogenes, des nombres et de la symmetrie de Pythagoras, de l’infini de Parmenides, de l’un de Museus, de l’eau et du feu d’Apollodorus, des parties similaires d’Anaxagoras, de la discorde et de l’amitié d’Empedocles, du feu d’Héraclite, etc.[2] ? Un homme qui dans trois ou quatre pages de son livre rapporte plus de cinquante noms d’auteurs différents avec leurs opinions ; qui a rempli tout son ouvrage de traits d’histoire, et d’apophtegmes entassés sans ordre ; qui dit que l’histoire et la poësie sont son gibier en matière de livres ; qui se contredit à tous moments et dans un même chapitre, lors même qu’il parle des choses qu’il prétend le mieux savoir, je veux dire lorsqu’il parle des qualités de son esprit, se doit-il piquer d’avoir plus de jugement que de mémoire ?

Avouons donc que Montaigne était excellent en oubliance, puisque Montaigne nous en assure, qu’il souhaite que nous ayons ce sentiment de lui, et qu’enfin cela n’est pas tout à fait contraire à la vérité. Mais ne nous persuadons pas sur sa parole, ou par les louanges qu’il se donne, que c’était un homme de grand sens, et d’une pénétration d’esprit tout extraordinaire. Cela pourrait nous jeter dans l’erreur, et donner trop de crédit aux opinions fausses et dangereuses qu’il débite avec une fierté et une hardiesse dominante, qui ne fait qu’alourdir et qu’éblouir les esprits faibles.

L’autre louange que l’on donne à Montaigne est qu’il avait une connaissance parfaite de l’esprit humain ; qu’il en pénétrait le fond, la nature, les propriétés ; qu’il en savait le fort et le faible, en un mot tout ce que l’on en peut savoir. Voyons s’il mérite bien ces louanges, et doù vient qu’on en est si libéral à son égard.

Ceux qui ont lu Montaigne savent assez que cet auteur affectait de passer pour pyrrhonien et qu’il faisait gloire de douter de tout. La persuasion de la certitude, dit-il, est un certain témoignage de folie et d’incertitude extrême ; et n’est point de plus folles gens, et moins philosophes, que les philodoxes de Platon[3]. Il donne au contraire tant de louanges aux pyrrhoniens dans le même chapitre, qu’il n’est

  1. Liv. 2, ch. 12.
  2. Liv. 1, ch. 26.
  3. Liv. 1, ch. 12.