Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/241

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il connaîtrait aussi distinctement la capacité de l’âme qu’il connaît celle de la matière : ce qui n’est pas vrai, pour les raisons que je dirai dans le chapitre vii de la seconde partie de ce livre.

Si notre âme ici-bas ne reçoit que très-peu de modifications, c’est qu’elle est unie à un corps et qu’elle en dépend. Toutes ses sensations se rapportent à son corps ; et comme elle ne jouit point de Dieu, elle n’a aucune des modifications que cette jouissance doit produire. La matière dont notre corps est composé n’est capable que de très-peu de modifications dans le temps de notre vie. Cette matière ne peut se résoudre en terre et en vapeur qu’après notre mort. Maintenant elle ne peut devenir air, feu, diamant, métal ; elle ne peut devenir ronde, carrée, triangulaire : il faut qu’elle soit chair, et qu’elle ait la figure d’un homme afin que l’âme y soit unie. Il en est de même de notre âme ; il est nécessaire qu’elle ait les sensations de chaleur, de froideur, de couleur, de lumière, des sons, des odeurs, des saveurs, et plusieurs autres modifications. atin qu’elte demeure unie à son corps. Toutes ces sensations l’appliquent à la conservation de sa machine. Elles l’agitent et l’effraient des que le moindre ressort se debande et se rompt, et ainsi il faut que l’âme y soit sujette tant que son corps sera sujet à la corruption ; mais lorsqu’il sera revêtu de l’immortalité et que nous ne craindrons plus la dissolution de ses parties, il est raisonnable de croire qu’elle ne sera plus touchée de ces sensations incommodes que nous sentons malgré nous, mais d’une infinité d’autres toutes différentes dont nous n’avons maintenant aucune idée, lesquelles passeront tout sentiment et seront dignes de la grandeur et de la bonté du Dieu que nous posséderons.

C’est donc sans raison que l’on s’imagine pénétrer de telle sorte la nature de l’âme que l’on ait droit d’assurer qu’elle n’est capable que de connaissance et que d’amour ; cela pourrait être soutenu par ceux qui attribuent leurs sensations aux objets du dehors ou à leur propre corps, et qui prétendent que leurs passions sont dans leur corps : car, en effet, si on retranche de l’âme toutes ses passions et ses sensations, tout ce qu’on y reconnaît du reste n’est plus qu’une suite de la connaissance et de l’amour. Mais je ne conçois pas comment ceux qui sont revenus de ces illusions de nos sens se peuvent persuader que toutes nos sensations et toutes nos passions ne sont que connaissance et qu’amour, je veux dire des espèces de jugements confus que l’âme porte des objets par rapport au corpê qu’elle anime. Je ne comprends pas comment on peut dire que la lumière, les couleurs, les odeurs, etc., soient des jugements de l'âme, car il me semble au contraire que j’aperçois distinctement