Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/271

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L’esprit. voit donc toutes ces choses, il en a des idées : il est sûr que ces idées ne lui manqueront jamais, quand il emploierait des siècles infinis à la considération même d’une seule figure ; et que s’il n’aperçoit pas ces figures infinies tout d’un coup, ou s’il ne comprend pas l’infini, c’est seulement que son étendue est très-limitée. Il a donc un nombre infini d’idées ; que dis-je, un nombre infini ! il a autant de nombres infinis d’idées qu’il y a de différentes figures ; de sorte que puisqu’il y a un nombre infini de différentes figures, il faut, pour connaître seulement les figures, que l’esprit ait une infinité de nombres infinis d’idées.

Or, je demande s’il est vraisemblable que Dieu ait créé tant de choses avec l’esprit de l’homme. Pour moi, cela ne me paraît pas ainsi ; principalement puisque cela se peut faire d’une autre manière très-simple et très-facile, comme nous verrons bientôt. Car, comme Dieu agit toujours par les voies les plus simples, il ne paraît pas raisonnable d’expliquer comment nous connaissons les objets en admettant la création d’une infinité d’êtres, puisqu’on peut résoudre cette difficulté d’une manière plus facile et plus naturelle.

Mais quand même l’esprit aurait un magasin de toutes les idées qui lui sont nécessaires pour voir les objets, il serait néanmoins impossible d’expliquer comment l’âme pourrait les choisir pour se les représenter ; comment par exemple il se pourrait faire qu’elle aperçût, dans l’instant même qu’elle ouvre les yeux au milieu d’une campagne, tous ces divers objets dont elle découvre la grandeur, la figure, la distance et le mouvement. Elle ne pourrait pas même, par cette voie, apercevoir un seul objet, comme le soleil. lorsqu’il serait présent aux yeux du corps ; car, puisque l’image que le soleil imprime dans le cerveau ne ressemble point à l’idée que nous en avons, comme on l’a prouve ailleurs, et même que l’âme n’aperçoit pas le mouvement que le soleil produit dans le fond des yeux et dans le cerveau, il n’est pas concevable qu’elle pût justement deviner, parmi ce nombre infini d’idées qu’elle aurait, laquelle il faudrait qu'elle se représentait pour imaginer ou pour voir le soleil, et le voir de telle ou de telle grandeur déterminée. On ne peut donc pas dire que les idées des choses soient créées avec nous, et que cela suffit afin que nous voyions les objets qui nous environnent.

On ne peut pas dire aussi que Dieu en produise à tous moments autant de nouvelles que nous percevons de choses différentes. Cela est assez réfuté parce que l’on vient de dire dans ce chapitre. De plus, il est nécessaire qu’en tout temps nous ayons ac-