Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/319

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occupé de lui, que notre cœur soit tourné vers lui. Car pourquoi a-t-il créé les esprits ? Certainement il ne peut rien faire que pour lui : il ne nous a donc faits que pour lui, et nous sommes indispensable ment obligés à ne point détourner ailleurs l’impression d’amour qu’il conserve sans cesse en nous afin que nous l’aimions sans cesse.

Ces vérités ne sont pas fort difficiles à découvrir pour peu que l’on s’y applique. Cependant ce seul principe de morale : que pour être vertueux et heureux, il est absolument nécessaire d’aimer Dieu sur toutes choses et en toutes choses, est le fondement de toute la morale chrétienne. Il ne faut pas aussi s’appliquer extrêmement pour en tirer toutes les conséquences dont nous avons besoin, pour établir les règles générales de notre conduite, quoiqu’il y ait très-peu de personnes qui les firent, et que l’on dispute encore tous les jours sur des questions de morale qui sont des suites immédiates et nécessaires d’un principe aussi évident qu’est celui-là.

Les géomètres font toujours quelques nouvelles découvertes dans leur science ; ou, s’ils ne la perfectionnent pas beaucoup, c’est qu’ils ont déjà tiré de leurs principes les conséquences les plus utiles et les plus nécessaires. Mais la plupart des hommes semblent incapables de rien conclure du premier principe de la morale : toutes leurs idées s’évanouissent et se dissipent lorsqu’ils veulent seulement y penser, parce qu’ils ne le veulent pas comme il faut ; et ils ne le veulent pas parce qu’ils ne le goûtent pas ou parce qu’ils s’en dégoûtent trop tôt après qu’ils l’ont goûté. Ce principe est abstrait, métaphysique, purement intelligible : il ne se sent pas, il ne s’imagine pas. Il ne parait donc pas solide à des yeux charnels ou à des esprits qui ne voient que par les yeux. Il ne se trouve rien dans la considération sèche et abstraite de ce principe qui puisse faire cesser l’inquiétude de leur volonté et qui puisse fixer la vue de leur esprit pour le considérer avec quelque attention. Quelle espérance donc qu’ils le voient bien, qu’ils le comprennent bien et qu’ils en concluent directement ce qu’ils en doivent conclure ?

Si les hommes ne comprenaient qu’imparfaitement cette proposition de géométrie : que les côtés des triangles semblables sont proportionnels entre eux, certainement ils ne seraient pas de grands géomètres. Mais si, outre cette vue confuse et imparfaite de cette proposition fondamentale de géométrie, ils avaient encore quelque intérêt que les côtés des triangles semblables ne fussent pas proportionnels, et que la fausse géométrie fut aussi commode pour leurs inclinations perverses que la fausse morale, ils pourraient bien faire des paralogismes aussi absurdes en géométrie qu’en ma-