Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/322

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pas qu’elle ne soit plus, puisque son être étant différent, il ne peut être réduit au néant par l’anéantissement de l’autre. Il est donc clair que la pensée n’étant point la modification de l’étendue, notre âme n’est point anéantie, quand même on supposerait que la mort anéantirait notre corps.

Mais on n’a pas raison de s’imaginer que le corps même soit anéanti lorsqu’il est détruit. Les parties qui le composent se dissipent en vapeurs et se résolvent en poussière : on ne les voit plus et on ne les reconnaît plus. Il est vrai, mais on n’en doit pas conclure qu’elles ne sont plus, car l’esprit les aperçoit toujours. Si l’on sépare un grain de moutarde en deux, en quatre, en vingt parties, on l’anéantit à nos yeux, car on ne le voit plus ; mais on ne l’anéantit pas en lui-même, on ne l’anéantit pas à l’esprit, car l’esprit le voit, quand même on le diviserait en mille ou cent mille parties.

C’est une notion commune à tout homme qui se sert plutôt de sa raison que de ses sens, que rien ne peut s’anéantir par les forces ordinaires de la nature ; car de même qu’il ne se peut faire naturellement quelque chose de rien, il ne se peut faire aussi qu’une substance ou qu’un être devienne rien. Le passage de l’être au néant, ou du néant à l’être, est également impossible. Les corps peuvent donc se corrompre, si l’on veut appeler corruption les changements qui leur arrivent, mais ils ne peuvent pas s’anéantir. Ce qui est rond peut devenir carré, ce qui est chair peut devenir terre, vapeur, et tout ce qu’il vous plaira, car toute étendue est capable de toute sorte de configuration ; mais la substance de ce qui est rond et de ce qui est chair ne peut périr. Il y a certaines lois établies dans la nature, selon lesquelles les corps changent successivement de formes, parce que la variété successive de ces formes fait la beauté de l’univers, et donne de Yadmiratíon pour son auteur ; mais il n’y a point de loi dans la nature pour l’anéantissement d’aucun être, parce que le néant n’a rien de beau ni rien de bon, et que l’auteur de la nature aime son ouvrage. Les corps peuvent donc changer, mais ils ne peuvent pas périr.

Mais si en s’arrêtant au rapport de ses sens on veut soutenir avec opíniàtreté que la résolution des corps est un véritable anéantissement, à cause que les parties dans lesquelles ils se résolvent sont imperceptibles à nos yeux ; qu’on se souvienne au moins que les corps ne peuvent se diviser en ces parties imperceptibles que parce qu’ils sont étendus ; car si l’esprit n’est point étendu il ne sera pas divisible, et s’il n’est pas divisible il faudra demeurer d’accord qu’en ce sens il ne sera pas corruptible. Mais comment pourrait-on s’imaginer que l’esprit fût étendu et divisible ? On peut par une ligne