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Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/345

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de morale, et cherchant cette fausse grandeur dans les sciences spéculatives.

D’où vient qu’il y a des personnes qui passent toute leur vie à lire des rabbins et d’autres livres écrits dans des langues étrangères, obscures et corrompues, et par des auteurs sans goût et sans intelligence ; si ce n’est parce qu’ils se persuadent que lorsqu’ils savent les langues orientales, ils sont plus grands et plus élevés que ceux qui les ignorent ? Et qui peut les soutenir dans leur travail ingrat, désagréable, pénible et inutile, si ce n’est l’espérance de quelque élévation et la vue de quelque vaine grandeur ? En effet, on les regarde comme des hommes rares ; on leur fait des compliments sur leur profonde érudition ; on les écoute plus volontiers que les autres : et quoiqu’on puisse dire que ce sont ordinairement les moins judicieux, quand ce ne serait qu’à cause qu’ils ont employé toute leur vie à une chose fort inutile, et qui ne peut les rendre ni plus sages ni plus heureux ; néanmoins on s’imagine qu’ils ont beaucoup plus d’esprit et de jugement que les autres. Étant plus savants dans l’origine des mots, on se laisse persuader qu’ils sont savants dans la nature des choses.

C’est pour la même raison que les astronomes emploient leur temps et leur bien pour savoir au juste ce qu’il est non-seulement inutile, mais impossible de savoir. Ils veulent trouver dans le cours des planètes une exacte régularité qui ne s’y rencontre jamais, et dresser des tables astronomiques pour prédire des effets dont ils ne connaissent pas les causes. Ils ont fait la sénélographie ou la géographie de la lune, comme si l’on avait quelque dessein d’y voyager. Ils l’ont déjà donnée en partage à tous ceux qui sont illustres dans l’astronomie ; il y en a peu qui n’aient quelque province en ce pays, comme une récompense de leurs grands travaux ; et je ne sais s’ils ne firent point quelque gloire d’avoîr été dans les bonnes grâces de celui qui leur a distribué si magnifiquement ces royaumes.

D’où vient que des hommes raisonnables s’appliquent si fort à cette science et demeurent dans des erreurs très-grossières à l’égard des vérités qu’il leur est très-utile de savoir, si ce n’est qu’il leur semble que c’est quelque chose de grand que de connaître ce qui se passe dans le ciel ? La connaissance de la moindre chose qui se passe là-haut leur semble plus noble, plus relevée et plus digne de la grandeur de leur esprit que la connaissance des choses viles, abjectes et corruptibles, comme sont selon leur sentiment les seuls corps sublunaires. La noblesse d’une science se tire de la noblesse de son objet : c’est un grand principe ! La connaissance