Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/363

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magine aussi que c’est la vue de son malheur qui produit en lui-même ce sentiment de tristesse, parce que ce sentiment suit cette vue. La véritable cause de ces sentiments, qui est Dieu seul, ne lui paraît pas ; il ne pense pas même à Dieu, car Dieu agit en nous sans que nous le sachions.

Dieu nous récompense d’un sentiment de joie lorsque nous connaissons que nous sommes dans l’état où nous devons être, afin que nous y demeurions, que notre inquiétude cesse, et que nous goûtions pleinement notre bonheur sans laisser remplir la capacite de notre esprit d’aucune autre chose. Mais il produit en nous un sentiment de tristesse lorsque nous connaissons que nous ne sommes pas dans l’état où nous devons être, afin que nous n’y demeurions pas, et que nous cherchions avec inquiétude la perfection qui nous manque. Car Dieu nous pousse sans cesse vers le bien, lorsque nous connaissons que nous ne le possédons pas ; et il nous y arrête fortement lorsque nous voyons que nous le possédons pleinement. Ainsi il me semble évident que les sentiments de joie ou de tristesse intellectuelle, aussi bien que les sentiments de joie et de tristesse sensible, ne sont point des productions volontaires de l’esprit.

Nous devons donc reconnaître sans cesse par la raison, cette main invisible qui nous comble de biens, et qui se cache à notre esprit sous les apparences sensibles. Nous devons l’adorer ; nous devons l’aimer ; mais nous devons aussi la craindre, puisque si elie nous comble de plaisirs, elle peut aussi nous accabler de douleurs. Nous devons l’aimer par un amour de choix, par un amour éclairé, par un amour digne de Dieu et digne de nous. Notre amour est digne de Dieu, lorsque nous l’aimons par la connaissance que nous avons qu’il est aimable ; et cet amour est digne de nous, parce qu’étant raisonnables, nous devons aimer ce que la raison nous fait connaître digne de notre amour. Mais nous aimons les choses sensibles par un amour indigne de nous et dont aussi elles sont indignes ; car étant raisonnables nous les aimons sans raison de les aimer, puisque nous ne connaissons point clairement qu’elles soient aimables, et que nous savons au contraire qu’elles ne le sont pas. Mais le plaisir nous séduit et nous les fait aimer, l’amour aveugle et déréglé du plaisir étant la véritable cause des faux jugements des hommes dans les sujets de morale.