Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/486

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qui tiennent à trop de choses, et dont l’imagination est toute salie par les idées fausses et obscures que les objets sensibles ont excitées en eux, ils ne peuvent s’appliquer à la vérité s’ils ne sont soutenus de quelque passion assez forte pour contre-balancer le poids du corps qui les entraîne et pour former dans leur cerveau des traces capables de faire révulsion dans les esprits animaux. Mais, comme toute passion ne peut par elle-même que confondre les idées, ils ne doivent s’en servir qu’au tant que la nécessité le demande ; et tous les hommes doivent s’étudier eux-mêmes, afin de proportionner leurs passions à leur faiblesse.

Il n’est pas difficile de trouver les moyens d’exciter en soi-même les passions que l’on souhaite. La connaissance que l’on a donnée de l’union de l’âme et du corps, dans les livres précédents, donne assez d’ouverture pour cela ; car, en un mot, il suffit de penser avec attention aux objets qui, selon l’institution de la nature, sont capables d’exciter les passions. Ainsi, l’on peut presque toujours faire naître dans son cœur les passions dont on a besoin ; mais si l’on peut presque toujours les faire naître, on ne peut pas toujours les faire mourir ni remédier aux désordres qu’elles ont causés dans l’imagination. On doit donc en user avec beaucoup de modération.

Il faut surtout prendre garde à ne pas juger des choses par passion, mais seulement par la vue claire de la vérité, ce qu’il est presqu’impossible d’observer lorsque les passions sont un peu vives. La passion ne doit servir qu’à réveiller l’attention ; mais elle produit toujours ses propres idées, et elle pousse vivement la volonté à juger des choses par ces idées qui la touchent plutôt que par les idées pures et abstraites de la vérité qui ne la touchent pas. De sorte que l’on forme souvent des jugements qui ne durent qu’au tant que la passion, parce que ce n’est point la vue claire de la vérité immuable, mais la circulation du sang qui les fait former.

Il est vrai que les hommes sont étrangement obstinés dans leurs erreurs, et qu’ils en soutiennent la plupart toute leur vie ; mais c’est que ces erreurs ont souvent d’autres causes que les passions, ou bien elles dépendent de certaines passions durables qui viennent de la conformation du corps, de l’intérêt ou de quelque autre cause qui subsiste long-temps. L’intérêt, par exemple, durant toujours, il produit une passion qui ne meurt jamais, et les jugements que cette passion fait former sont assez durables. Mais tous les autres sentiments des hommes qui dépendent des passions particulières sont aussi incrustants que le peut être la fermentation de leurs humeurs. Ils disent tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ; et ce qu’ils disent est assez souvent conforme à ce qu’ils pensent. Comme ils