Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/583

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mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir ; ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien ; et s’ils agissent d’une manière qui marque intelligence, c’est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leur corps de telle façon qu’ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire. Autrement il faudrait dire qu’il y a plus d’intelligence dans le plus petit des animaux ou même dans une seule graine que dans le plus spirituel des hommes ; car il est constant qu’il ya plus de différentes parties, et qu’il s’y produit plus de mouvements réglés que nous ne sommes capables d’en connaître.

Mais comme les hommes sont accoutumés à confondre toutes choses, et qu’ils s’imaginent que leur âme produit dans leur corps presque tous les mouvements et tous les changements qui lui arrivent ; ils attachent faussement au mot d’àme l’idée de productrice et de conservatrice du corps. Ainsi pensant que leur âme produit en eux tout ce qui est absolument nécessaire à la conservation de leur vie, quoiqu’elle ne sache pas même comment le corps qu’elle anime est composé, ils jugent qu’il faut nécessairement qu’il y ait une âme dans les bètes pour y produire tous les mouvements et tous les changements qui leur arrivent, à cause qu’ils sont assez semblables à ceux qui se font dans notre corps. Car les bêtes l’engendrent, se nourrissent, se fortifient comme notre corps ; elles boivent, mangent, dorment comme nous, parce que nous sommes entièrement semblables aux bêtes par le corps, et que toute la différence qu’il y a entre nous et elles, c’est que nous avons une âme et qu’elles n’en ont pas. Mais l’âme que nous avons ne forme point notre corps, elle ne digère point nos aliments, elle ne donne point le mouvement et la chaleur à notre sang. Elle sent, elle veut, elle raisonne ; elle anime le corps en ce sens qu’elle a des sentiments et des passions qui ont rapport à lui. Mais ce n’est point qu’elle se répande dans nos membres pour leur communiquer le sentiment et la vie, car notre corps ne peut rien recevoir de ce qui se rencontre dans notre esprit. Il est donc clair que la raison pour laquelle on ne saurait résoudre la plupart des questions, c’est qu’on ne distingue pas et qu’on ne pense pas même à distinguer différentes choses qu’un même mot signifier.

Ce n’est pas que l’on ne s’avise quelquefois de distinguer, mais souvent on le fait si mal, qu’au lieu d’ôter l’équivoque des termes par les distinctions que l’on donne, on ne fait que les rendre plus obscurs. Par exemple, lorsqu’on demande si le corps vit, comment il vit, et de quelle manière l’âme raisonnable l’anime, si les esprits animaux, le sang et les autres humeurs vivent ; si les dents, les