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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

mort ou de la vie ? » Je te réponds, la vie. « De la soufrance ou du plaisir ? » Je te réponds, le plaisir. « Si je ne me fais pas historien et ne joue pas la tragédie, dis-tu, j’aurai la tête coupée. » — Va donc, et joue la tragédie. Pour moi, je ne la jouerai pas. — « Pourquoi ? » — Parce que toi, tu ne te regardes que comme un des fils de la tunique. — « Que veux-tu dire ? » — Que dès lors, il te faut chercher à ressembler aux autres hommes, de même qu’aucun fils ne demande à être supérieur aux autres fils. Mais moi, je veux être le morceau de pourpre, cette petite partie brillante qui donne aux autres l’éclat et la beauté. Que me dis-tu donc de ressembler aux autres ? Comment serais-je pourpre alors ?

C’est ce qu’avait bien vu Priscus Helvidius[1] ; et il agit comme il avait vu. – Vespasien lui avait envoyé dire de ne pas aller au sénat : « Il est en ton pouvoir, lui répondit-il, de ne pas me laisser être du sénat ; mais tant que j’en serai, il faut que j’y aille. — Eh bien ! Vas-y, lui dit l’empereur, mais tais-toi. — Ne m’interroge pas, et je me tairai. — Mais il faut que je t’interroge. — Et moi, il faut que je dise ce qui me semble juste. — Si tu le dis, je te ferai mourir. — Quand t’ai-je dit que j’étais immortel ? Tu rempliras ton rôle, et je remplirai le mien. Ton rôle est de faire mourir ; le mien est de mourir sans trembler. Ton rôle est d’exiler, le mien est de partir sans chagrin. » A quoi servit cette conduite de Priscus, seul comme il était ? Mais en quoi la pourpre sert-elle au manteau ? Que fait-elle autre chose que de ressortir sur lui en sa qualité de pourpre, et d’y être, pour le reste, un spécimen de beauté ? Un autre homme, si César, dans de pareilles circonstances, lui avait dit de ne pas aller au sénat, aurait répondu : « Je te remercie de m’épargner. » Mais César n’aurait pas empêché un tel homme d’y aller, sachant bien qu’il y devait rester immobile comme une cruche, ou que, s’il y parlait, il dirait ce qu’il savait désiré de l’empereur, et que même il renchérirait encore dessus.

Quelqu’un demandait à Épictète : « Comment sentirons-nous ce qui est conforme à notre dignité ? » — Comment le taureau, dit-il, à l’approche du lion, sent-il seul la force

  1. Priscus Helvidius était le gendre de Thraséas.