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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

la ciguë à ce corps de Socrate, et qu’on l’ait ainsi fait mourir[1] ? » Que trouves-tu là qui t’étonne ? Qu’y trouves-tu de contraire à la justice ? Vas-tu en faire des reproches à Dieu ? Est-ce que Socrate n’a rien eu en échange ? Où était à ses yeux le bien réel ? C’est la loi de la nature et de Dieu, que celui qui vaut le plus ait toujours le dessus sur celui qui vaut le moins. Mais le dessus en quoi ? Dans ce pour quoi il vaut le plus. Un corps est plus fort qu’un autre corps ; dix sont plus forts qu’un seul ; un voleur est plus fort que celui qui n’est pas voleur. J’ai perdu ma lampe, parce que, en fait de guet, le voleur vaut mieux que moi. Mais voici ce que lui a coûté ma lampe ; pour une lampe, il est devenu voleur ; pour une lampe, malhonnête homme ; pour une lampe, une sorte de bête fauve. Et il a cru qu’il y gagnait !

— Soit ! mais quelqu’un me saisit par mon vêtement, et m’entraîne sur la place publique. Puis d’autres me crient : « Philosophe, de quoi t’ont servi tes principes ? Voici qu’on te traîne en prison ! Voici qu’on va te trancher la tête ! »

— Eh ! quelles idées aurais-je pu me faire qui eussent empêché qu’un plus fort que moi ne m’entraînât, quand il a mis la main sur mon manteau ? Mais n’y a-t-il pas quelque chose que j’aie appris en échange ? J’ai appris que tout ce que je vois se produire ne m’est de rien, s’il ne dépend pas de mon libre arbitre. – Et qu’y as-tu gagné pour la circonstance présente ? — Pourquoi chercher le profit de la science ailleurs que dans la science même ?

Ceci répondu, je m’assieds dans ma prison.

Mais voici qu’on me dit : « Sors de prison. » — Si vous n’avez plus besoin de moi dans cette prison, j’en partirai. Si vous en avez besoin de nouveau, j’y reviendrai. — Jusques à quand ? — Tant que la raison voudra que je reste uni à mon corps. Quand elle ne le voudra plus, emportez-le, et soyez heureux.

Seulement il faut que j’agisse ici avec réflexion, sans faiblesse et sans me contenter du premier prétexte venu. Car c’est là à son tour une chose que Dieu défend : il a besoin que le monde soit ce qu’il est, que ceux qui vivent sur la terre soient ce qu’ils sont. Mais, s’il nous donne le signal de

  1. V. dans le Phédon, à la fin, le passage auquel fait allusion Épictète.