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Page:Manuel d’Épictète, trad. Guyau, 1875.djvu/202

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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

XLVI

Le talent de la parole. — Mépriser l’art de la parole est l’effet d’une impiété et d’une crainte ; y accorder trop d’importance est sottise.

Le talent de la parole est-il sans utilité et sans profit ? A Dieu ne plaise ! Le croire serait une folie, une impiété, une ingratitude envers Dieu ! Seulement, on n’accorde à chaque chose que sa valeur vraie. L’âne, en effet, a son utilité, mais moins grande que celle du bœuf ; le chien aussi a son utilité, mais moins grande que celle du serviteur ; le serviteur a aussi la sienne, mais moins grande que celle des citoyens... Et cependant, parce que les uns sont supérieurs aux autres, ce n’est pas une raison pour faire fi des services que rendent les autres. Le talent de la parole a, lui aussi, son importance ; mais elle est inférieure à celle de notre faculté de juger et de vouloir. Ne croyez pas que je vous demande de ne pas soigner votre langage ; pas plus que je ne vous demande de ne pas soigner vos yeux, vos oreilles, vos mains, vos pieds, vos habits, vos chaussures. — Seulement, si vous m’interrogez sur ce qu’il y a de meilleur dans le monde, que vous nommerai-je ? L’art de la parole ? Je ne le puis ; mais notre faculté de juger et de vouloir, quand elle est dans la droite voie. C’est elle, en effet, qui a la direction de l’autre, ainsi que de toutes nos facultés, grandes ou petites.

Mais supprimer l’art de la parole, et dire qu’il n’est en réalité d’aucune utilité, ce n’est pas seulement agir en ingrat envers ceux qui nous l’ont donné, c’est encore agir en peureux. C’est craindre, ce me semble, que, s’il y avait là un art, nous n’eussions pas la force de ne l’estimer que le peu qu’il vaut. C’est ressembler aux gens qui disent qu’il n’y a aucune différence entre la beauté et la laideur. À ce compte, il faudrait éprouver la même impression à l’aspect de Thersite et à celui d’Achille. Ce sont là des sottises et des idées d’imbécile, les idées d’un homme qui ne se rend pas compte de la nature de chaque chose, et qui craint que, s’il ne reconnaissait pas de différences entre