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MANUEL D’ÉPICTÈTE.

qui est frustré dans son désir est malheureux, celui qui tombe dans ce qu’il fuit, misérable. Fuis donc seulement les choses qui, dépendant de toi, sont contraires à la nature, et tu ne tomberas point dans ce que tu fuis[1]. Mais si tu veux éviter la maladie, ou la mort, ou la pauvreté, tu seras misérable.

II. Écarte donc ton aversion de toutes les choses qui ne dépendent pas de nous, et reporte-la sur les choses qui, dépendant de nous, sont contraires à la nature. Quant au désir, supprime-le tout-à-fait en ce moment[2]. Car, si tu désires quelqu’une de ces choses qui ne dépendent pas de nous, tu seras nécessairement malheureux : et d’un autre côté, parmi les choses qui dépendent de nous et qu’il serait beau de désirer, aucune pour toi n’est encore présente[3]. Borne-toi donc à t’approcher ou à t’éloigner des choses par un mouvement volontaire, mais peu énergique, avec des réserves et en modérant ton élan[4].

  1. D’après les stoïciens, la règle suprême en morale, c’est de suivre la nature : Sequi naturam. Ce qui est bien et doit être désiré, c’est ce qui est conforme à la nature ; ce qui est mal et doit être évité, c’est ce qui lui est contraire. — Mais reste à savoir ce qui est conforme ou contraire à la nature. À mesure que le stoïcisme se développe, il place la nature essentielle de l’homme et la règle suprême des actions dans la liberté morale : ce qui favorise cette liberté est bon, ce qui l’entrave, mauvais. Par là le stoïcisme, après avoir d’abord cherché la loi morale dans la nature des objets extérieurs, passe du dehors au dedans, et cherche le fondement de cette loi dans la volonté même de l’homme (ἐλευθερία αὐτόνομος). Remarquer l’analogie de cette doctrine avec celle de la « volonté autonome » chez Kant.
  2. Le sage stoïcien, tout-puissant dans son for intérieur, change ou supprime à son gré ses désirs et ses craintes : il « travaille son âme comme le charpentier le bois, le cordonnier le cuir. » — V. les Éclaircissements.
  3. « Aucune pour toi n’est encore présente, » c’est-à-dire : tu n’es encore parvenu qu’au premier degré d’initiation, et tu es incapable de discerner et de poursuivre ce qui est vraiment désirable.
  4. Avec des réserves, ou plutôt, avec exception, μεθ’ὑπεξαιρέσεως. Les stoïciens avaient toute une théorie sur ce point (v. Sénèque, De sap. secess., 30 : De benefic., IV, 34 ; De tranquill, 13). Selon eux, le sage ne doit jamais rien désirer que sous condition d’être