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Page:Mercure de France - 1900 - Tome 35.djvu/49

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MERCURE DE FRANCE—VII-1900

lapins. Les lapins et les paniers, les uns dans les autres, vaudront probablement cent sous. Une fortune. Du lard pour six mois.

Il part donc, enfile des tas de sentiers au hasard. Il arrivera toujours et il a tout le temps. Il arrive, en effet ; c’est le jour du marché de la ville. Il parle du grand Toniot, celui qui a tué sa femme… Chose bizarre, tout le monde sait encore de quoi il retourne. Cela l’étonne. Il doit y avoir tant de grands Toniot qui tuent leur femme, n’est-ce pas ? Il apprend que c’est plus rare dans les villes qu’on ne le pense. Dame ! il y a beaucoup plus de… grenouilles que d’hommes, ça se devine, et il faudrait trop de plomb.

Il retrouve la prison et obtient son héritage : le fameux pantalon de toile bise plus vert que jamais, orné d’étoiles rougeâtres, et la vieille veste courte, toute rapiécée. Une âme tendre s’apitoie sur lui : son père, en somme, n’était peut-être pas si coupable ; il avait agi presque selon son droit, et on ne l’aurait sûrement pas condamné aux travaux forcés à perpétuité s’il avait été un monsieur de la ville, au lieu d’être un sauvage coureur de bois et de chasser sans permis. — Alors, tuer une femme, estropier un colporteur, ce n’est pas aussi grave que de manquer de permis de chasse… Ce dernier écho de l’existence civilisée le comble d’une stupeur nouvelle. Tout s’embrouille dans son pauvre cerveau de garçon simple. Il jette ses lapins sur un fumier, n’osant pas les vendre. Ça lui donne le vertige. Il s’imagine qu’il a jeté là son père et sa mère. Il donne ses paniers à n’importe qui, se sauve de la ville comme s’il avait toute la gendarmerie à ses trousses, et il ne respire qu’au milieu des bois. Il lui faut bien vivre sans permis de chasse, pour-