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DE L’ESPRIT DES LOIS.

Son style majestueux, plein de sens, mais toujours concis, fait aussi voir combien notre auteur a compté sur la méditation du lecteur. Les grandes beautés qui éclatent dans ses expressions ne sauroient être mieux senties que par ceux qui se sont familiarisés avec la lecture des anciens ; tant notre auteur sait conserver partout un certain air antique, dont le caractère étoit de réunir une force digne de la majesté du sujet, avec les grâces les plus naïves et les nuances les plus délicates. Je n’exagère point lorsque je dis qu’en lisant Polybe, César et Tacite, après l'ouvrage de notre auteur, il ne me paroît pas que je change de lecture. C’est ainsi qu’en nous promenant dans notre galerie royale... parmi une foule d’étrangers, on ne croit pas changer d’objet en tournant l’œil, des statues des Grecs à celles de Michel-Ange, et de la Vénus de la Tribune, à celle du Titien.

Après avoir parlé de l’ouvrage de notre auteur, j’aurois mauvaise grâce à entretenir le lecteur de mon travail ; c’est au lecteur équitable à en juger par le travail même, pourvu qu’il mette à part, pour un moment, l’ouvrage de notre auteur, comme l’on cachoit les simulacres des dieux.

Mon dessein est de montrer la conformité de penser de notre auteur avec les plus grands génies de tous les âges [1]. Mais à Dieu ne plaise que par là j’aie voulu porter atteinte à la plus précieuse prérogative de son ouvrage, qui consiste dans cet esprit créateur ! Il faut l’avouer, il étoit réservé à l’extrême vigueur du génie de notre auteur de former un si beau système par le précieux enchaînement de pensées détachées, et qu’on a regardées jusqu’à présent comme des matériaux épars et comme étrangers. Ainsi ma science, vis-à-vis de celle de notre auteur, qui est vraiment créatrice, mérite à peine le nom de science, n’étant, pour ainsi dire, que de seconde main : j’allois presque dire que je ne suis qu’un voyageur qui, à la vue d’une grande pyramide, se plaît à examiner la charpente qui a servi pour l’élever.

  1. Par des notes sur l'Esprit des Lois, [qui n'ont jamais paru.]