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ANALYSE


fort, on doit regarder rétablissement des sociétés comme une espèce de traité contre ce droit injuste ; traité destiné à établir entre les différentes parties du genre humain une sorte de balance. Mais il en est de l’équilibre moral comme du physique : il est rare qu’il soit parfait et durable ; et les traités du genre humain sont, comme les traités entre nos princes, une semence continuelle de divisions. L’intérêt, le besoin et le plaisir ont rapproché les hommes ; mais ces mômes motifs les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la société sans en porter les charges ; et c’est en ce sens qu’on peut dire, avec l’auteur, que les hommes, dès qu’ils sont en société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans ceux qui se la font, sinon l’égalité de force, au moins l’opinion de cette égalité ; d’où naît le désir et l’espoir mutuel de se vaincre. Or, dans l’état de société, si la balance n’est jamais parfaite entre les hommes, elle n’est pas non plus trop inégale : au contraire, ou ils n’auroient rien à se disputer dans l'état de nature, ou, si la nécessité les y obligeoit, on ne verroit que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs sans combat, et des opprimés sans résistance.

Voilà donc les hommes réunis et armés tout à la fois, s’embrassant d’un côté, si on peut parler ainsi, et cherchant de l’autre à se blesser mutuellement. Les lois sont le lien plus ou moins efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs coups ; mais l’étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la nature différente des régions de la terre et des peuples qui la couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous un seul et même gouvernement, le genre humain a dû se partager en un certain nombre d’États, distingués par la différence des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouvernement n’auroit fait du genre humain qu’un corps exténué et languissant, étendu sans vigueur sur la surface de la terre : les différents États sont autant de corps agiles et robustes qui, en se donnant la main les uns aux autres, n’en forment qu’un, et dont l’action réciproque entretient partout le mouvement et la vie.