Aller au contenu

Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t3.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
124
DE L’ESPRIT DES LOIS.


les soutenir que celle de la vertu[1]. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même[2].

Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimoit, on ne l’aime plus ; on étoit libre avec les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui étoit maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui étoit règle, on l’appelle gêne ; ce qui y étoit attention on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisoit le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.

Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu’elle domina avec tant de gloire, et pendant qu’elle servit avec tant de honte. Elle avoit vingt mille citoyens[3] lorsqu’elle défendit les Grecs contre les Perses, qu’elle disputa l’empire à Lacédémone, et qu’elle attaqua la Sicile. Elle en avoit vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra[4] comme dans un marché l’on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand

  1. Aristote, Politique liv. II, chap. II.
  2. C’est que les Grecs ne vivaient que de la guerre, et que les peuples modernes vivent pacifiquement d’agriculture, de commerce et d’industrie. C’est l’esprit du temps, c’est la civilisation qui a changé ; la forme du gouvernement n’y est pour rien. Conf. Benjamin Constant, de l’Esprit de conquête, IIme partie, ch. VI. Cours de D, C, tome II, page 207.
  3. Plutarque, in Pericle ; Platon, in Critia. (M.)
  4. Il s’y trouva vingt-un mille citoyens, dix mille étrangers, quatre cent mille esclaves. Voyez Athénée, liv. VI. (M.)