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Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t3.djvu/33

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XIII
A L’ESPRIT DES LOIS.


souvent revenu sur cette vérité, qu’on doit considérer comme le fondement de la politique.


« Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en tirera naturellement cette conséquence qu'il n’appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État.

« Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé... Dans un temps d’ignorance, on n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même [1]. On laisse le mal si l’on craint le pire ; on laisse le bien si on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour Juger du tout ensemble. On examine toutes les causes pour en voir tous les résultats [2]. »


Cette timidité ne pouvait plaire aux philosophes du XVIIIe siècle. Confiants dans l’infaillibilité de leur propre raison, ils regardaient le passé et le présent avec un souverain mépris ; ils comptaient bien renverser tous les abus et régénérer le monde d’un seul coup. Helvétius, écrivant à Montesquieu, ne peut comprendre qu’un si beau génie s’enfonce dans la poussière des lois vandales et visigothes ; il le compare « au héros de Milton, pataugeant au milieu du chaos, et sortant victorieux des ténèbres ». Au fond, Helvétius considère l' Esprit des lois comme une œuvre arriérée et sans portée. « Avec le genre d’esprit de Montaigne, écrit-il à Saurin, le président a conservé ses préjugés d’homme de robe et de gentilhomme ; c’est la source de toutes ses erreurs. » Le jour où les lumières de la philosophie auront éclairé le monde et dissipé les préjugés, « notre ami Montesquieu, dépouillé de son titre de sage et de législateur, ne sera plus qu’homme de robe, gentilhomme et bel esprit. Voilà ce qui m’afflige pour lui et pour l'humanité qu’il aurait pu mieux servir. »

  1. « De corrections en corrections d’abus, au lieu de rectifier les choses, on parvient à les anéantir. » Arsace et Isménie.
  2. Préface de l'Esprit des lois.