Page:NRF 16.djvu/302

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

296 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le troisième canot, armé avant la baleinière, avait reçu, en dehors des autres vivres, par les soins du maître d'hôtel qui devait s'y embarquer, pas mal de bouteilles de vin, de cognac, de Champagne, etc.. et je pense que cette abon- dance de liquides alcoolisés fut la raison pour laquelle on n'en eût jamais de nouvelles. Car, qui pourrait dire si, s'abandonnant au désespoir de ne pas apercevoir la terre, les hommes qui montaient cette embarcation, ne burent pas plus que de raison. L'ivresse qui noie la conscience, adoucit toujours le passage de vie à trépas, en effaçant toute sensation douloureuse. Ce fut probablement pour eux un moyen de mourir sans souffrir, mais ce fut aussi sans doute la cause de leur mort, car s'ils avaient lutté de sang-froid, le salut était peut-être pour eux comme pour nous au bout de leurs souffrances.

Les quatre embarcations naviguèrent donc de conserve jusqu'à la tombée du jour et ce n'est qu'au crépuscule qu'elles se perdirent de vue ; les deux grands canots étaient placés devant avec une boussole pour se diriger, les deux petits canots derrière ceux-ci et n'ayant comme guide que l'étoile polaire, quand les nuages capricieux ou la brume traîtresse voulaient bien la laisser apparaître aux yeux de ceux qui les montaient. Dans le courant de la nuit, jusque vers minuit, il nous fut donné d'apercevoir deux fois les feux de ralliement du canot Berry. Ces feux, à leur appa- rition, étaient pour nous des lueurs d'espérance et nous nous demandions si ce n'étaient pas les feux d'un navire sau- veur envoyé tout exprès par la Providence pour nous recueillir. Mais hélas ! ils s'éteignaient et leurs dernières étin- celles emportaient avec elles nos dernières lueurs d'espoir. Alors, un silence de mort régnait parmi nous.

Après minuit, aucun feu ne vint frapper nos regards déses- pérés et à partir de ce moment, nous eûmes tous la conviction que notre baleinière naviguait maintenant séparée des trois autres embarcations, et ce fut à ce moment que les senti- ments de tristesse et de désespoir commencèrent à se mani-

�� �