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REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 593

samment ramené son roman à un roman d'argent. Il a tenu le coup et il a réussi en choisissant cette voie étroite et para- doxale. Je crois bien qu'un autre eût choisi la voie large et facile, qui eût été de faire occuper par l'amour la valeur que Balzac fait tenir par l'argent, et qui lui eût fourni probablement une belle occasion d'échouer.

Les raisons pour lesquelles le roman intérieur du grand phi- losophe ou du grand savant, du grand poète ou du grand artiste, n'a jamais pu et ne pourra probablement jamais être réalisée pleinement ne sont pas très obscures, et cela nous étonnerait bien si elles n'allaient pas par trois.

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��J'indiquerais la première d'une façon bien lourde en disant que les personnages d'un roman ou d'une oeuvre dramatique doi- vent être contenus en l'auteur sinon formellement du moins émi- nemment. Ces termes scolastiques signifient simplement qu'il ne peut créer des êtres dont les perfections soient égales ou supérieures aux siennes. Je dis des perfections et non des volontés. En usant toujours des mêmes expressions scolastico- cartésiennes, nous dirons que, de même que la volonté est pareillement infinie chez Dieu et chez l'homme, de même l'ar- tiste atteindra couramment le beau ou le sublime d'une volonté aussi infinie que celle de son génie : telles les grandes figures d'Homère oude Milton, de Shakespeare ou de Corneille, deGœthe ou de Balzac. Mais, de même qu'on ne conçoit pas que Dieu puisse réaHser dans l'être libre et créé, dont la volonté est infinie comme l'est la volonté divine, une perfection d'intelligence et de création pareille à la sienne, de même que Dieu peut tout créer (même selon Descartes des triangles dont les trois angles vaudraient plus de deux droits) excepté un autre Dieu, de même le génie peut tout recréer, sauf le génie. Un artiste fait concur- rence à l'état-civil qui enregistre des hommes, il ne fait pas con- currence au registre divin où lui-même est inscrit et oià s'imma- triculent les génies.

Non seulement un génie ne peut pas créer un génie imagi- naire, mais encore il échoue presque toujours à reconstituer par le roman, à faire revivre irectement un homme de génie réel.

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