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62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d^écrire, et qu'il n'est pas encore dit que je n'écrirai pas, au travers duquel se fût répandue un peu de la fuligineuse atmosphère que j'avais respirée chez les Bavretel. Ici la pau- vreté cessait d'être seulement privative, comme la croient les riches trop souvent ; on la sentait réelle, agissante, attentionnée ; elle régnait affreusement sur les esprits et sur les cœurs, s'insinuait partout, touchait aux endroits les plus secrets et les plus tendres, et faussait les ressorts déli- cats de la vie. Tout ce qui s'éclaire à mes yeux aujour- d'hui, j'étais mal éduqué pour le comprendre d'abord ; bien des anomalies, chez les Bavretel, ne me paraissaient étranges sans doute que parce que j'en discernais mal l'ori- gine, et ne savais pas faire intervenir toujours et partout cette gêne que, par pudeur, la famille prenait tant de soin de cacher. Je n'étais pas précisément un enfant gâté ; j'ai dit déjà la vigilance de ma mère à ne m avantager en rien sur d'autres camarades moins fortunés : mais ma mère ne s'était jamais proposé de me faire échapper à mes habitudes ni de rompre le cercle enchanté de mon bonheur. J'étais privilégié sans le savoir, comme j'étais français et protes- tant sans le savoir ; sorti de quoi, tout me paraissait exoti- que. Et de même qu'il fallait une porte cochère à la maison que nous habitions, ou mieux : que « nous nous devions » comme disait ma tante Claire, d'avoir une porte cochère, de même « nous nous devions » de ne voyager jamais qu'en première classe, par exemple ; et de même, au théâtre, je ne concevais pas que des gens qui se respectent pussent aller ailleurs qu'au balcon. Quelles réactions une telle édu- cation me préparait, il est prématuré d'en parler ; j'en suis encore au temps, où emmenant Armand à une matinée de rOpéra-Comique, pour laquelle ma mère avait retenu deux places de seconde galerie — car nous laissant pour la pre- mière fois, sortir seuls, elle avait jugé ces places suffisantes pour deux galopins de notre âge — je fus littéralement éperdu de me trouver, dans ce théâtre, sensiblement plus haut que de coutume, environné de gens qui me parais-

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