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66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et n'avait plus mis les pieds dehors depuis vingt jours.

— Que fais-tu ?

— Rien.

Voyant que je cherchais à distinguer les titres des quel- ques livres qui traînaient sur un coin de table, auprès de son lit :

— Tu veux savoir ce que je lis ?

il me tendit la Pucelle de Voltaire, que depuis long- temps je savais être son livre de chevet, le Citatmr de Pigault-Lebrun, et le Cocu de Paul de Kock. Puis, mis en veine de confidence, il m'expliqua bizarrement qu'il s'en- fermait parce qu'il n'était capable de faire que du mal, qu'il savait qu'il nuisait aux autres, leur déplaisait, les dégoûtait ; que d'ailleurs il avait beaucoup moins d'esprit qu'il n'avait l'air d'en avoir, et que même le peu qu'il en avait il ne savait plus s'en servir.

Je me dis aujourd'hui que je n'aurais pas dû l'aban- donner dans cet état ; que du moins j'aurais dû lui parler davantage ; il est certain que l'aspect d'Armand et sa con- versation ne m'affectèrent pas alors autant qu'ils eussent fait plus tard. Il me semble bien vnt souvenir qu'il me demanda brusquement ce que je pensais du suicide, et qu'alors, le regardant dans les yeux, je répondis que, dans certains cas, le suicide me paraissait louable — avec un cynisme dont en ce temps j'étais bien capable — mais je ne suis pas certain de n'avoir pas imaginé ces phrases par la suite, à force de remuer dans ma tète ce dernier entretien et de l'apprêter pour le livre où je me proposais de faire figurer également son père, le pasteur.

J'y repensai particulièrement lorsqu'à quelques années de là (je l'avais entre temps perdu de vue) je reçus le faire- part de la mort d'Armand. J'étais en voyage et ne pus aller à son enterrement. Quand je revis un peu plus tard sa malheureuse mère, je n'osai l'interroger. C'est indirecte- ment que j'appris qu'il s'était jeté dans la Seine.

ANDRÉ GIDE

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