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Page:Proudhon - Du principe de l'art et de sa destination sociale.djvu/252

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ÉVOLUTION HISTORIQUE

à long manche, attire certainement votre compassion. Sa figure immobile est d’une mélancolie qui va au cœur. Ses bras enroidis se lèvent et tombent avec la régularité d’un levier. Voilà bien l’homme mécanique ou mécanisé, dans la désolation que lui font notre civilisation splendide et notre incomparable industrie. Pourtant cet homme a eu des jours meilleurs, puisqu’il a vécu ; si le présent est pour-lui sans illusion, sans espérance, il a du moins pour s’entretenir ses souvenirs, ses regrets, et ce n’est pas rien que d’avoir à se remémorer quelque chose ; tandis que ce déplorable garçon qui porte les pierres ne saura rien des joies de la vie ; enchaîné avant le temps à la corvée, déjà il se découd ; son épaule se déjette, sa démarche est affaissée, son pantalon tombe ; l’insoucieuse misère lui a fait perdre le soin de sa personne et la prestesse de ses dix-huit ans. Broyé dans sa puberté, il ne vivra pas. Ainsi le servage moderne dévore les générations dans leur croissance : voilà le prolétariat. Et nous parlons de liberté, de dignité humaine ! nous déclamons contre l’esclavage des Noirs, que leur qualité de bêtes de somme garantit au moins contre cet excès d’indigence ? Plût à Dieu que nos prolétaires fussent matériellement aussi bien traités que les Noirs 1 Sans doute il ne serait pas tout à fait juste de juger, d’après ce triste échantillon, le grand peuple aux dix millions d’électeurs souverains ; mais en est-il moins vrai que c’est là une