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Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 3.djvu/21

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ou d’art, nous avons quelque scrupule à laisser notre âme accueillir à leur place des impressions moindres qui pourraient nous tromper sur la valeur exacte du Beau. La Berma dans Andromaque, dans Les Caprices de Marianne, dans Phèdre, c’était de ces choses fameuses que mon imagination avait tant désirées. J’aurais le même ravissement que le jour où une gondole m’emmènerait au pied du Titien des Frari ou des Carpaccio de San Giorgio dei Schiavoni, si jamais j’entendais réciter par la Berma les vers : « On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur, etc. ». Je les connaissais par la simple reproduction en noir et blanc qu’en donnent les éditions imprimées ; mais mon cœur battait quand je pensais, comme à la réalisation d’un voyage, que je les verrais enfin baigner effectivement dans l’atmosphère et l’ensoleillement de la voix dorée. Un Carpaccio à Venise, la Berma dans Phèdre, chefs-d’œuvre d’art pictural ou dramatique que le prestige qui s’attachait à eux rendait en moi si vivants, c’est-à-dire si indivisibles, que, si j’avais été voir Carpaccio dans une salle du Louvre ou la Berma dans quelque pièce dont je n’aurais jamais entendu parler, je n’aurais plus éprouvé le même étonnement délicieux d’avoir enfin les yeux ouverts devant l’objet inconcevable et unique de tant de milliers de mes rêves. Puis, attendant du jeu de la Berma des révélations sur certains aspects de la noblesse de la douleur, il me semblait que ce qu’il y avait de grand, de réel dans ce jeu, devait l’être davantage si l’actrice le superposait à une œuvre d’une valeur véritable au lieu de broder en somme du vrai et du beau sur une trame médiocre et vulgaire.

Enfin, si j’allais entendre la Berma dans une pièce nouvelle, il ne me serait pas facile de juger de son art, de sa diction, puisque je ne pourrais pas faire le départ entre un texte que je ne connaîtrais pas d’avance et ce que lui ajouteraient des intonations et des gestes qui