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Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/96

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aussi la peinture, mais une autre peinture, et qui n’avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était pourtant brouillé depuis tant d’années, et ce fut pour lui comme un peu de la beauté de son œuvre qui s’éclipsait avec un peu de ce qui existait dans l’univers de conscience de cette beauté.

Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de Charlus, il resta intermittent. Entretenant une nombreuse correspondance avec « le front » il ne manquait pas de permissionnaires assez mûrs. En somme, d’une manière générale, Mme Verdurin continua à recevoir et M. de Charlus à aller à ses plaisirs comme si rien n’avait changé. Et pourtant depuis deux ans l’immense être humain appelé France et dont, même au point de vue purement matériel, on ne ressent la beauté colossale que si on aperçoit la cohésion des millions d’individus qui comme des cellules aux formes variées le remplissent, comme autant de petits polygones intérieurs, jusqu’au bord extrême de son périmètre, et si on le voit à l’échelle où un infusoire, une cellule, verrait un corps humain, c’est-à-dire grand comme le Mont Blanc, s’était affronté en une gigantesque querelle collective avec cet autre immense conglomérat d’individus qu’est l’Allemagne. Au temps où je croyais ce qu’on disait, j’aurais été tenté, en entendant l’Allemagne, puis la Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d’y ajouter foi. Mais depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise m’avait habitué à soupçonner chez elles des pensées, des projets qu’elles n’exprimaient pas, je ne laissais aucune parole juste en apparence de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de Constantin de Grèce, tromper mon instinct qui devinait ce que