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LA CONFESSION D’UNE JEUNE FILLE

devins amoureuse. Mes parents l’apprirent et ne brusquèrent rien pour ne pas me faire trop de peine. Passant tout le temps où je ne le voyais pas à penser à lui, je finis par m’abaisser en lui ressemblant autant que cela m’était possible. Il m’induisit à mal faire presque par surprise, puis m’habitua à laisser s’éveiller en moi de mauvaises pensées auxquelles je n’eus pas une volonté à opposer, seule puissance capable de les faire rentrer dans l’ombre infernale d’où elles sortaient. Quand l’amour finit, l’habitude avait pris sa place et il ne manquait pas de jeunes gens immoraux pour l’exploiter. Complices de mes fautes, ils s’en faisaient aussi les apologistes en face de ma conscience. J’eus d’abord des remords atroces, je fis des aveux qui ne furent pas compris. Mes camarades me détournèrent d’insister auprès de mon père. Ils me persuadaient lentement que toutes les jeunes filles faisaient de même et que les parents feignaient seulement de l’ignorer. Les mensonges que j’étais sans cesse obligée de faire, mon imagination les colora bientôt des semblants d’un silence qu’il convenait de garder sur une nécessité inéluctable. À ce moment je ne vivais plus bien ; je rêvais, je pensais, je sentais encore.

Pour distraire et chasser tous ces mauvais désirs, je commençai à aller beaucoup dans le monde. Ses plaisirs desséchants m’habituèrent à vivre dans une compagnie perpétuelle, et je perdis avec le goût de la solitude le secret des joies que m’avaient données jusque-là la nature et l’art. Jamais je n’ai été si souvent au concert que dans