Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
163
UN DÎNER EN VILLE

adressait les plus charmantes flatteries. Elle voulait que ce dîner comptât pour plusieurs années, et, décidée à ne pas évoquer d’ici longtemps ce trouble-fête, elle l’enterrait sous les fleurs. Quant à M. Fremer, travaillant le jour à sa banque, et, le soir, traîné par sa femme dans le monde ou retenu chez lui quand on recevait, toujours prêt à tout dévorer, toujours muselé, il avait fini par garder dans les circonstances les plus indifférentes une expression mêlée d’irritation sourde, de résignation boudeuse, d’exaspération contenue et d’abrutissement profond. Pourtant, ce soir, elle faisait place sur la figure du financier à une satisfaction cordiale toutes les fois que ses regards rencontraient ceux de son associé. Bien qu’il ne pût le souffrir dans l’habitude de la vie, il se sentait pour lui des tendresses fugitives, mais sincères, non parce qu’il l’éblouissait facilement de son luxe, mais par cette même fraternité vague qui nous émeut à l’étranger à la vue d’un Français, même odieux. Lui, si violemment arraché chaque soir à ses habitudes, si injustement privé du repos qu’il avait mérité, si cruellement déraciné, il sentait un lien, habituellement détesté, mais fort, qui le rattachait enfin à quelqu’un et le prolongeait, pour l’en faire sortir, au delà de son isolement farouche et désespéré. En face de lui, madame Fremer mirait dans les yeux charmés des convives sa blonde beauté. La double réputation dont elle était environnée était un prisme trompeur au travers duquel chacun essayait de distinguer ses traits véritables. Ambitieuse, intrigante, presque aventurière, au dire de la finance qu’elle