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PASTICHES

son chapeau. Un perroquet le surmontait. Deux jeunes gens s’en étonnèrent, auraient voulu savoir s’il avait été placé là comme souvenir ou peut-être par goût excentrique. Déjà les farceurs commençaient à s’interpeller d’un banc à l’autre, et les femmes, regardant leurs maris, s’étouffaient de rire dans un mouchoir, quand un silence s’établit, le président parut s’absorber pour dormir, l’avocat de Werner prononçait sa plaidoirie. Il avait débuté sur un ton d’emphase, parla deux heures, semblait dyspeptique, et chaque fois qu’il disait « Monsieur le Président » s’effondrait dans une révérence si profonde qu’on aurait dit une jeune fille devant un roi, un diacre quittant l’autel. Il fut terrible pour Lemoine, mais l’élégance des formules atténuait l’âpreté du réquisitoire. Et ses périodes se succédaient sans interruption, comme les eaux d’une cascade, comme un ruban qu’on déroule. Par moment, la monotonie de son discours était telle qu’il ne se distinguait plus du silence, comme une cloche dont la vibration persiste, comme un écho qui s’affaiblit. Pour finir, il attesta les portraits des présidents Grévy et Carnot, placés au-dessus du tribunal ; et chacun, ayant levé la tête, constata que la moisissure les avait gagnés dans cette salle officielle et malpropre qui exhibait nos gloires et sentait le renfermé. Une large baie la divisait par le milieu, des bancs s’y alignaient jusqu’au pied du tribunal ; elle avait de la poussière sur le parquet, des araignées aux angles du plafond, un rat dans chaque trou, et on était obligé de l’aérer souvent à cause du voisinage du calorifère, parfois d’une odeur plus nauséabonde. L’avocat de Lemoine répliquant, fut bref. Mais il avait un accent méridional, faisait

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