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Page:Proust - Pastiches et Mélanges, 1921.djvu/231

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JOURNÉES DE LECTURE

avec amabilité, elle était certaine d’avoir une idée juste de la perfection et de discerner si les autres s’en rapprochaient plus ou moins. Pour les trois choses, d’ailleurs, la perfection était presque la même : c’était une sorte de simplicité dans les moyens, de sobriété et de charme. Elle repoussait avec horreur qu’on mît des épices dans les plats qui n’en exigent pas absolument, qu’on jouât avec affectation et abus de pédales, qu’en « recevant » on sortît d’un naturel parfait et parlât de soi avec exagération. Dès la première bouchée, aux premières notes, sur un simple billet, elle avait la prétention de savoir si elle avait affaire à une bonne cuisinière, à un vrai musicien, à une femme bien élevée. « Elle peut avoir beaucoup plus de doigts que moi, mais elle manque de goût en jouant avec tant d’emphase cet andante si simple. » « Ce peut être une femme très brillante et remplie de qualités, mais c’est un manque de tact de parler de soi en cette circonstance. » « Ce peut être une cuisinière très savante, mais elle ne sait pas faire le bifteck aux pommes. » Le bifteck aux pommes ! morceau de concours idéal, difficile par sa simplicité même, sorte de « Sonate pathétique » de la cuisine, équivalent gastronomique de ce qu’est dans la vie sociale la visite de la dame qui vient vous demander des renseignements sur un domestique et qui, dans un acte si simple, peut à tel point faire preuve, ou manquer de tact et d’éducation. Mon grand-père avait tant d’amour-propre, qu’il aurait voulu que tous les plats fussent réussis et s’y connaissait trop peu en cuisine pour jamais savoir quand ils étaient manqués. Il voulait bien admettre qu’ils le fussent parfois, très rarement d’ailleurs, mais seulement

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