Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/176

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gens doivent porter des costumes spéciaux et des signes appropriés, procéder à des cérémonies mystérieuses, à des galas secrets. La nuit, des cortèges, des processions fantastiques parcourent certainement les rues silencieuses de l’île ; puis, au matin, tout rentre dans l’ordre accoutumé, et l’île désenchantée reprend son aspect ordinaire, demi-bourgeois, demi-populaire, avec ses hôtels démodés, ses vieilles maisons, ses boutiques. Ah ! certainement, Jérôme, si j’avais habité cette île Saint-Louis, j’y eusse découvert de curieuses choses, et la Femme sans Tête, qui est au coin de la rue Le Regratier, fût venue me faire d’étranges confidences ? Mais je ne suis pas à Paris pour y rêver, j’y suis pour y vivre, et les fantômes ne sont pas une société ! C’est pourquoi, malgré ce que ce quartier a de tentant, malgré ses belles vues de Seine, malgré la dignité mélancolique de ses antiques maisons, j’ai renoncé à devenir une insulaire. Je ne serai pas la Robinsonne de l’île Saint-Louis. Je n’en connaîtrai pas les secrets, je n’en explorerai pas le mystère !

Le quartier donc que j’ai choisi est infiniment moins romanesque, mais il convient beaucoup mieux au genre d’existence que je compte adopter. Il n’est ni élégant, ni populaire, ni désert, ni bruyant. La rue où j’habiterai porte un nom convenable, facile à retenir et à prononcer. Ce dernier point me préoccupait beaucoup. Avec la manie actuelle de donner aux rues des noms de plus ou moins grands hommes, on est exposé à passer sa vie sous le patronage d’un monsieur désigné par un ensemble de syllabes qui ne vous plaît pas et qui, même, peut parfaitement vous horripiler. Or, ce vocable signalétique vous êtes obligé de le prononcer dix fois par jour, de le faire répéter par vos amis, de le confier à de vos fournisseurs, de l’inscrire en tête de votre papier à lettres. Pendant toute la journée, vous dépendez ainsi d’un