Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/33

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lution nette. De quoi s’agissait-il pour elle ? Vers quelle action importante ou futile se dirigerait-elle en quittant le restaurant ? Que se passait-il dans la vie de cette inconnue dont je n’avais même pas vu distinctement la figure sous l’épaisse voilette qui la dissimulait et sous le grand chapeau qui l’abritait ? À quels événements était-elle mêlée ? Était-elle préoccupée d’ambition, d’intérêt, d’amour ?

Que de fois n’ai-je pas cédé au plaisir d’imaginer des existences et de les mêler à la mienne ! Que de fois j’ai joué au jeu décevant et passionnant des conjectures ! Que de fois je me suis intéressé à des visages entrevus et ai-je tâché d’interpréter leurs destinées secrètes ! Souvent, même, il me semblait que ces rencontres ne devaient pas finir là et que ce n’était, entre moi et ces passantes ou ces passants, qu’un premier contact du hasard.

Et, cependant, jamais encore ces pressentiments ne se sont vérifiés. Jamais une de ces « rencontrées » n’a reparu dans ma vie. Ce qui se produit dans les romans ne m’est jamais arrivé, mais mon goût pour ces suppositions imaginatives n’en a pas diminué. Malgré tout, je reste sensible à ces appels. Et quelle ville plus propice que Paris à ce jeu ! Il n’est pas de jour où l’on ne croise dans la rue quelques-unes de ces figures captivantes. C’est même pour moi un des derniers attraits que m’offre Paris. Je n’aime ni son architecture, ni ses couleurs, mais j’y demeure toujours sensible à la multiplicité passionnante des visages, à ce flot de destinées qui y circule continuellement.