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Page:Régnier - Les Jeux rustiques et divins, 1897, 2e éd.djvu/127

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LES ROSEAUX DE LA FLUTE

Le fruit à l’espalier mûrit-il chaque automne ?
L’année alternative, égale et monotone,
Fait-elle rire Avril à l’écho et répondre
À sa voix claire Août qui sommeille sous l’ombre
Des arbres hauts d’où tomberont les feuilles mortes ?
Entend-on les rouets ronfler au seuil des portes
Et les flûtes chanter au delà de la haie,
Si douces que leur chant, heure par heure, égaie
Le jour clair qui se lève et le soir las qui tombe ?
Dis-moi les sources, les vergers et les colombes
Et l’Amour au-devant des heures bienvenues
Qui fait rire au miroir les femmes pour lui nues ;
Dis-moi les doubles seins et les bouches et toutes
Les choses qui jadis, là-bas, me furent douces.
La chevelure, nuit et soleil ! et les hanches
Sœurs des lyres d’argent et des amphores blanches,
Toute la Vie éparse et toute la Beauté
Avec les Dieux debout, beaux en leur nudité.
Mais je crains, Voyageur, hélas ! qui viens de vivre
Et qui restes ainsi sur la suprême rive,
Taciturne et tenant, pour obole, à la main,
Un caillou ramassé aux pierres du chemin,
Que tu ne saches, à te voir muet et nu,
Rien de ce qu’en mes jours terrestres j’ai connu,
Et que pour toi l’aurore ait été sans oiseaux
Et la treille sans grappe et l’onde sans roseaux.