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Page:Raîche - Au creux des sillons, 1926.djvu/21

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AU CREUX DES SILLONS

générations, les deux familles s’étaient toujours visitées en ce jour ; avaient trinqué entre elles, mangé chez l’un et chez l’autre.

Paul et Jeanne voyaient venir ce jour avec une profonde tristesse sans savoir s’ils pourraient se voir, se donner le baiser d’usage. Ils ne pouvaient plus se parler sans recourir à toutes sortes de subterfuges et de mensonges. Et ces entrevues étaient toujours brèves, à la dérobée, effrayés qu’ils étaient que leur père respectif ne les vît. Leur amour grandissait pourtant en cette épreuve. Ils gardaient l’espérance. Certains de leur fidélité mutuelle, ils se sentaient forts, bien que l’avenir fût sombre.

Jeanne, depuis la mort de sa mère, avait pris la direction de la maison. Or, c’était une vieille tradition que les Corriveau dînent chez les Lamarre le premier de l’an. Cette année, qu’elle eût aimé que Paul fût venu partager le repas qu’elle avait préparé elle-même ! Elle ne pouvait pas y songer. Selon la vieille coutume, elle se leva sur les coups de minuit pour être la première à solliciter la bénédiction paternelle. En cette occasion, il y avait un vœu qu’elle eût voulu former, celui de demander à son père de ne pas la séparer davantage de son fiancé. Après avoir reçu la bénédiction, embrassé son père, échangé leurs souhaits, celui-ci devançant sa pensée lui dit brusquement :

« Penses-tu, Jeanne, que les Corriveau viendront déjeuner ?

On ne les a pas invités.

On ne le pouvait pas, c’est à eux de venir selon leur habitude. S’ils viennent tout sera oublié. »

Chez Corriveau une scène semblable se passait. Paul, qui était l’aîné avait demandé la bénédiction pour ses frères et sœurs. Son père n’avait rien dit du déjeuner traditionnel, mais il pensait tristement : Autrefois nous étions les premiers à visiter nos voisins. Cette année, l’orgueil l’emportant, il brisait leur ancienne et charmante coutume.

Dans le chemin on entendait déjà des voix bruyantes et joyeuses. C’était les gens qui commençaient à se faire visite. On entrait dans une maison, on se saluait, on se serrait la main, se souhaitait la bonne année avec la vieille formule : Bonjour