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LA CORVÉE



Les Corriveau s’étaient légué leur terre de père en fils depuis plusieurs générations. Cette belle ferme qui ondulait au loin, défrichée par cette longue lignée de terriens était bien leur œuvre. Ils l’avaient foulée de leurs pieds laborieux, arrosée et fécondée de leur sueur, remuée de leurs bras robustes. Aussi la connaissaient-ils dans tous ses vallons et ses monticules, dans tous ses plis et replis. Ils connaissaient la qualité du sol de tous ses champs. Cette science, apprise par les enfants, qui suivaient leur père, était ensuite transmise à leurs descendants. C’était la plus vieille terre de la paroisse, que leur ancêtre Louis Corriveau avait en quelque sorte fondée, quand il était venu s’y établir, il y a bientôt deux siècles.

On ne pouvait pas parler des Corriveau sans penser à cette ferme, que tous enviaient. Elle vallonnait sans un plissement, sans une ride, embellie ici d’un bosquet d’arbres séculaires qu’on avait laissés pour servir d’abri aux bestiaux, là par un joli ruisseau qui arrosait ses bords fertiles. Et le soir lorsque les douze vaches rentraient en procession lente du riche pâturage, l’haleine imprégnée de trèfle et de foin où se mêlait la senteur robuste de leur corps tiède, elles embaumaient l’air. Pendant qu’on les trayait, elles rêvaient avec langueur à de belles prairies d’herbe tendre. Et tous les enfants des Corriveau, depuis l’ancêtre jusqu’au propriétaire actuel, étaient venus accomplir le même rite charmant et familial, celui de boire de leur lait chaud. Ils sortaient de ces beuveries le nez surmonté d’une petite pyramide de mousse blanche.