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les dépaysés

âme s’échappait de son corps comme la lame que l’on tire lentement du fourreau. Vers minuit, elle tendit la main à son mari et à ses enfants. Une seule put répondre à son embrassement. Les assistants virent une larme perler à ses paupières et doucement, sans effort, son âme glissa dans l’éternité et sans doute s’envola vers les Flandres et les hôpitaux du front pour voir et bénir le fils que son corps avait engendré. Des voisins l’ensevelirent. Dans les draps blancs elle ressemblait à une statue. On eût pu croire qu’elle respirait encore, car on croyait voir se soulever la poitrine où étaient jointes ses mains aux nerfs saillants, ouvrières de tant de travaux. La figure mince, avec aux tempes un lacis bleuâtre, était aussi blanche que sa coiffure et le suaire qui la couvrait. Deux cierges répandaient une morne clarté autour d’un crucifix naïf. On entendait toujours la pluie sur le toit. Marthe et son père passèrent la nuit à veiller, à prier et pleurer. Le surlendemain, la grosse pierre près de la maison vit passer un cercueil et un cortège plus triste que tous les autres, composé seulement d’un vieillard, d’une jeune fille et d’étrangers. Et un vieillard et une jeune fille seuls revinrent à la maison.

Les premiers jours on eût pu croire que la morte n’était qu’à demi partie. Son souvenir remplissait cette demeure. À chaque instant on croyait entendre sa voix qui appelait. Le vieillard lui-même, miné par tant de coups successifs, ne pouvait plus guère vaquer aux travaux de la ferme. Des voisins serviables étaient venus l’aider à établer ses animaux, et revenaient à tour de rôle faire le ménage journalier. Ceux qui convoitaient cette belle propriété avait fait de nouvelles propositions en y mettant des condi-