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Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome II (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/67

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l’heure qu’il avait plus de besoin de leur aide, de leurs dévotes prières, de leurs saintes admonitions ? Pourquoi par testament ne leur ordonnait-il au moins quelques bribes, quelque bouffage[1], quelque carrelure[2] de ventre, aux pauvres gens qui n’ont que leur vie en ce monde ? Y aille qui voudra aller. Le diable m’emporte si j’y vais. Si j’y allais, le diable m’emporterait. Cancre ! Ôtez-vous de là !

« Frère Jean, veux-tu que présentement trente mille charretées de diables t’emportent ? Fais trois choses. Baille-moi ta bourse, car la croix[3] est contraire au charme, et t’adviendrait ce qui naguère advint à Jean Dodin, receveur du Couldray, au gué de Vède, quand les gens d’armes rompirent les planches.

« Le pinart, rencontrant sur la rive frère Adam Couscoil, cordelier observantin de Mirebeau, lui promit un habit, en condition qu’il le passât outre l’eau à la cabre[4] morte sur ses épaules, car c’était un puissant ribaud. Le pacte fut accordé. Frère Couscoil se trousse jusques aux couilles, et charge à son dos, comme un beau petit saint Christophe, le dit suppliant Dodin. Ainsi le portait gaiement comme Énéas porta son père Anchises hors la conflagration de Troie, chantant un bel Ave maris stella. Quand ils furent au plus parfond[5] du gué, au-dessus de la roue du moulin, il lui demanda s’il avait point d’argent sur lui. Dodin répondit qu’il en avait pleine gibecière, et qu’il ne se défiât de la promesse faire d’un habit neuf : « Comment, dit frère Couscoil, tu sais bien que, par chapitre exprès de notre règle, il nous est rigoureusement défendu porter argent sur nous. Malheureux es-tu bien, certes, qui m’as fait pécher en ce point. Pourquoi ne laissas-tu ta bourse au meunier ? Sans faute tu en seras présentement puni, et si jamais je te peux tenir en notre chapitre à Mirebeau, tu auras du miserere jusques à vitulos. » Soudain se décharge, et vous jette Dodin en pleine eau la tête au fond.

« À cetui exemple, frère Jean, mon ami doux, afin que les diables t’emportent mieux à ton aise, baille-moi ta bourse, ne porte croix aucune sur toi. Le danger y est évident. Ayant argent, portant croix, ils te jetteront sur quelques rochers, comme les aigles jettent les tortues pour les casser, témoin la tête pelée du poète Eschylus, (et tu te ferais mal, mon ami, j’en serais bien fort marri), ou te laisseront tomber dans quelque

  1. Ripaille.
  2. Garniture.
  3. (La croix frappée sur les pièces de monnaie.)
  4. Chève.
  5. Profond.