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chapitre xxiii

cours. Le Diable me emport ſi ie y voys. Vertus Dieu, la chambre eſt deſia pleine de Diables. Ie les oy deſia ſoy pelaudans & entrebattans en Diable, à qui humera l’ame Raminagrobidicque, & qui premier de broc en bouc la portera à meſſer Lucifer. Houſtez vous de là. Ie ne y voys pas. Le Diable me emport ſi ie y voys. Qui ſçait s’ilz vſeroient de qui pro quo, & en lieu de Raminagrobis grupperoient le paouure Panurge quitte ? Ilz y ont maintes foys failly eſtant ſafrané & endebté. Houſtez vous de là. Ie ne y voys pas. Ie meurs, par Dieu, de male raige de paour. Soy trouuer entre Diables affamez ? entre Diables de faction ? entre Diables negocians ? Houſtez vous de là. Ie guage que par meſmes doubte à ſon enterrement n’aſſiſtera Iacobin, Cordelier, Carme, Capuſſin, Theatin, ne Minime. Et eulx ſaiges. Auſſi bien ne leurs a il rien ordonné par teſtament. Le Diable me emport ſi ie y voys. S’il eſt damné, à ſon dam. Pour quoy meſdiſoit il des bons peres de religion ? Pour quoy les auoit il chaſſé hors ſa chambre, ſus l’heure que il auoit plus de beſoing de leur ayde, de leurs deuotes prieres, de leurs ſainctes admonitions ? Pour quoy par teſtament ne leurs ordonnoit il au moins quelques bribes, quelque bouffaige, quelque carreleure de ventre, aux paouufres gens qui n’ont que leur vie en ce monde ? Y aille qui vouldra aller. Le Diable me emport ſi ie y voys. Si ie y allois, le Diable me emporteroit. Cancre. Houſtez vous de là.

Frere Ian, veulx tu que præſentement mille charretées de Diables t’emportent[1] ? Fays trois choſes. Baille moy ta bourſe[2]. Car la croix eſt contraire au charme. Et te aduiendroit ce que nagueres aduint à Ian Dodin[3] recepueur du Couldray au gué de Vede, quand les gens d’armes rompirent les planches. Le

  1. Trente mille charretées de Diables t’emportent. Ces imprécations assez fréquentes chez Rabelais ( « ie me donne à cent mille panerees de beaulx diables, » t. I, p. 218, etc.) ne sont point de son invention et s’employaient habituellement de son temps :

    Or, va, que mille charretées
    De dyables te puiſſent emporter.

    (Farce d’vng mary ialoux, Anc. Théât. Franc, I, p. 144)

    « Ce que nous voyons que les preſcheurs que i’ay alleguez ci-deſſus diſent quelques fois, Ad omnes diabolos, ad triginta mille diabolos, c’eſt vu certain Latin dont le patron a eſté pris ſur noſtre François lequel bien ſouuent pour exagerer conte les diables par tant de mille chartées : diſant, ie le donne à trente mille chartées de diables, ou quarante, &c. » (Henri Estienne, Apologie pour Hérodote, ch. XIV, t. I, p. 197)

  2. Baille moy ta bourſe. Il la demande en apparence pour se préserver des diables au moyen des croix que portaient les pièces de monnaie.
  3. Ce que nagueres aduint à Ian Dodin. La Monnoye a rapporté dans le Ménagiana. (t. I, p. 368) l’original de ce conte :

    De quodam Minoritano & alio.

    Franciſcanus in alteram profundi
    Ripam fluminis excipit ferendum
    Quempiam nitidum comatulumque
    (Parco huic Domine, rem minus ſilebo
    Dignam publica quæ lit, atque fiat),
    Impoſtumque humeris rogavit ipſe,
    Cum ventum ad medium prope eſſet amnem
    Franciſcanus, an is pecuniarum
    Quicquam forſan haberet ? Ille habere
    Se dixit, quibus hunc juvaret, amplas,
    Affatim quoque aſymbolum cibaret.
    Promiſſis nihil excitus vadator :
    Neſcis ordinis, inquit, eſſe noſtri
    Nos deferre pecunias vetari ?
    Defertor minime hujus ipſe fiam.
    Excuſſum ſimul hunc in amne liquit
    Novi utrumque, & id audii ex utroque.

    (Nic. Bartholomæi Lochienſis Epigrammata & Eidyllia, Parisiis, Cyaneus, 1532, 8°, liv. II, ft 22, vo.)

    Ce Nicolas Barthélémy, né à Loches, est mort prieur de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle d’Orléans. On voit qu’il connaissait les deux personnages, mais il juge à propos de ne les point nommer. Il est curieux de voir Rabelais compléter ce récit ; et ceci semble un indice de plus que tout ce qu’il nous conte sur les habitants du Chinonnais et des environs n’est pas, comme on l’a trop cru, purement imaginaire.