Page:Rachilde - L’Animale, 1923.djvu/93

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Papa, c’est un temps à ne pas fourrer un chien dans la rue. Tu devrais inviter M. Séchard à dîner.

Les parents éclatèrent de rire. Le notaire, une fois essuyé, monta, et, se débarrassant de sa serviette remplie de paperasses, il fit l’invitation :

— Dites donc, vous, mon garçon, voulez-vous manger un morceau, à la cuisine, sans façon ? Vous ne pouvez pas sortir par cette averse…

Le clerc comprit bien alors que c’était lui le chien, et, retenant ses dernières larmes, il refusa.

Durant des semaines, Lucien Séchard s’ingénia aux plus difficiles des combinaisons pour atténuer l’effet de son œil. Il questionna sa mère, une veuve de mœurs rigides, pour savoir si le taffetas d’Angleterre ça coûterait beaucoup. Celle-ci, qui ne voyait même plus la plaie de son fils, car il était borgne depuis l’âge de trois ans, lui rit au nez en l’appelant : grande bourrique ; et elle ajouta d’un air féroce :

— Tu ne vas pas conter fleurette aux filles, je pense, avec ce que tu nous gagnes ?

Il se rendit chez un pharmacien, acheta un peu de cette étoffe rose en cachette. Dans sa chambre il se calfeutra comme pour un suicide ; il découpa des ronds de différentes dimensions, et se les colla successivement ; mais ou ils étaient trop petits, et une auréole de pourpre cerclait le taffetas rose, ou ils étaient trop grands, et ils dissimulaient la joue. Ensuite, les cils, ces épines qui ressortaient de la