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PETIT-JEAN.

Au voleur ! Au voleur ! Oh ! nous vous tenons bien.

L’INTIMÉ.

Vous avez beau crier.

DANDIN.

Vous avez beau crier. Main-forte ! l’on me tue !


Scène IV.

LÉANDRE, DANDIN, L’INTIMÉ, PETIT-JEAN.
LÉANDRE.

Vite un flambeau, j’entends mon père dans la rue.
Mon père, si matin qui vous fait déloger ?
Où courez-vous la nuit ?

DANDIN.

Où courez-vous la nuit ? Je veux aller juger.

LÉANDRE.

Et qui juger ? tout dort.

PETIT-JEAN.

Et qui juger ? tout dort. Ma foi, je ne dors guères.

LÉANDRE.

Que de sacs ! il en a jusques aux jarretières.

DANDIN.

Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j’ai fait provision.

LÉANDRE.

Et qui vous nourrira ?

DANDIN.

Et qui vous nourrira ? Le buvetier, je pense.

LÉANDRE.

Mais où dormirez-vous, mon père ?

DANDIN.

Mais où dormirez-vous, mon père ? À l’audience.

LÉANDRE.

Non, mon père ; il vaut mieux que vous ne sortiez pas.
Dormez chez vous ; chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raison enfin vous persuade ;
Et pour votre santé…

DANDIN.

Et pour votre santé… Je veux être malade.

LÉANDRE.

Vous ne l’êtes que trop. Donnez-vous du repos ;
Vous n’avez tantôt plus que la peau sur les os.

DANDIN.

Du repos ? Ah ! sur toi tu veux régler ton père ?
Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère,
Qu’à battre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit, et le jour les brelans ?
L’argent ne nous vient pas si vite que l’on pense.
Chacun de tes rubans[1] me coûte une sentence.
Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! ah ! fi !
Tu fais le gentilhomme : eh ! Dandin, mon ami,
Regarde dans ma chambre et dans ma garderobe
Les portraits des Dandin : tous ont porté la robe ;
Et c’est le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d’un juge à celles d’un marquis ;
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? un pilier d’antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche ;
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche !
Voilà comme on les traite. Eh ! mon pauvre garçon,
De ta défunte mère est-ce là la leçon ?
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j’y pense,
Elle ne manquait pas une seule audience.
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta,
Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta…
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
Tu ne seras qu’un sot.

LÉANDRE.

Tu ne seras qu’un sot. Vous vous morfondez là,
Mon père. Petit-Jean, ramenez votre maître ;
Couchez-le dans son lit : fermez porte, fenêtre ;
Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud.

PETIT-JEAN.

Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.

DANDIN.

Quoi ! L’on me mènera coucher sans autre forme !
Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.

LÉANDRE.

Eh ! par provision, mon père, couchez-vous.

DANDIN.

J’irai ; mais je m’en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.

LÉANDRE.

Je ne dormirai point. Eh bien, à la bonne heure !
Qu’on ne le quitte pas. Toi, l’Intimé, demeure.


Scène V.

LÉANDRE, L’INTIMÉ.
LÉANDRE.

Je veux t’entretenir un moment sans témoin.

L’INTIMÉ.

Quoi ! vous faut-il garder ?

LÉANDRE.

Quoi ! vous faut-il garder ? J’en aurais bon besoin.
J’ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père.

L’INTIMÉ.

Oh ! vous voulez juger ?

  1. Les hommes du temps de Louis XIV faisaient beaucoup d’usage des rubans.