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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/123

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Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ?

CHICANEAU.

Des chicaneurs viendront nous manger jusqu’à l’âme,
Et nous ne dirons mot ! Mais, s’il vous plaît, madame,
Depuis quand plaidez-vous ?

LA COMTESSE.

Depuis quand plaidez-vous ? Il ne m’en souvient pas ;
Depuis trente ans, au plus.

CHICANEAU.

Depuis trente ans, au plus. Ce n’est pas trop.

LA COMTESSE.

Depuis trente ans, au plus. Ce n’est pas trop. Hélas !

CHICANEAU.

Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage.

LA COMTESSE.

Hé ! quelque soixante ans.

CHICANEAU.

Hé ! quelque soixante ans. Comment ! c’est le bel âge
Pour plaider.

LA COMTESSE.

Pour plaider. Laissez faire, ils ne sont pas au bout :
J’y vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout.

CHICANEAU.

Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire.

LA COMTESSE.

Oui, monsieur, je vous crois comme mon propre père.

CHICANEAU.

J’irais trouver mon juge…

LA COMTESSE.

J’irais trouver mon juge. Oh ! oui, monsieur, j’irai.

CHICANEAU.

Me jeter à ses pieds…

LA COMTESSE.

Me jeter à ses pieds… Oui, je m’y jetterai :
Je l’ai bien résolu.

CHICANEAU.

Je l’ai bien résolu. Mais daignez donc m’entendre.

LA COMTESSE.

Oui, vous prenez la chose ainsi qu’il la faut prendre.

CHICANEAU.

Avez-vous dit, madame ?

LA COMTESSE.

Avez-vous dit, madame ? Oui.

CHICANEAU.

Avez-vous dit, madame ? Oui. J’irais sans façon
Trouver mon juge.

LA COMTESSE.

Trouver mon juge. Hélas ! que ce monsieur est bon !

CHICANEAU.

Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.

LA COMTESSE.

Ah ! que vous m’obligez ! je ne me sens pas d’aise.

CHICANEAU.

J’irais trouver mon juge, et lui dirais…

LA COMTESSE.

J’irais trouver mon juge, et lui dirais… Oui.

CHICANEAU.

J’irais trouver mon juge, et lui dirais… Oui. Voi !
Et lui dirais : Monsieur…

LA COMTESSE.

Et lui dirais : Monsieur… Oui, monsieur.

CHICANEAU.

Et lui dirais : Monsieur… Oui, monsieur. Liez-moi.

LA COMTESSE.

Monsieur, je ne veux point être liée.

CHICANEAU.

Monsieur, je ne veux point être liée. À l’autre !

LA COMTESSE.

Je ne le serai point.

CHICANEAU.

Je ne le serai point. Quelle humeur est la vôtre ?

LA COMTESSE.

Non.

CHICANEAU.

Non. Vous ne savez pas, madame, où je viendrai.

LA COMTESSE.

Je plaiderai, monsieur, ou bien je ne pourrai.

CHICANEAU.

Mais…

LA COMTESSE.

Mais… Mais je ne veux pas, monsieur, que l’on me lie…

CHICANEAU.

Enfin, quand une femme en tête a sa folie…

LA COMTESSE.

Fou vous-même.

CHICANEAU.

Fou vous-même. Madame !

LA COMTESSE.

Fou vous-même. Madame ! Et pourquoi me lier ?

CHICANEAU.

Madame…

LA COMTESSE.

Madame… Voyez-vous ! il se rend familier.

CHICANEAU.

Mais, madame…

LA COMTESSE.

Mais, madame… Un crasseux, qui n’a que sa chicane,
Veut donner des avis !

CHICANEAU.

Veut donner des avis ! Madame !

LA COMTESSE.

Veut donner des avis ! Madame ! Avec son âne !

CHICANEAU.

Vous me poussez.

LA COMTESSE.

Vous me poussez. Bonhomme, allez gardez vos foins.

CHICANEAU.

Vous m’excédez.