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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/144

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Toujours humble, toujours le timide Néron
N’ose-t-il être Auguste et César que de nom ?
Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
Rome, à trois affranchis si longtemps asservie,
À peine respirant du joug qu’elle a porté,
Du règne de Néron compte sa liberté.
Que dis-je ? la vertu semble même renaître.
Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître.
Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ;
César nomme les chefs sur la foi des soldats ;
Thraséas au sénat, Corbulon dans l’armée,
Sont encore innocents, malgré leur renommée ;
Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
Qu’importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ;
Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
Mais, madame, Néron suffit pour se conduire.
J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.
Sur ses aïeux, sans doute, il n’a qu’à se régler ;
Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler.
Heureux si ses vertus, l’une à l’autre enchaînées,
Ramènent tous les ans ses premières années !

AGRIPPINE.

Ainsi, sur l’avenir n’osant vous assurer,
Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.
Mais vous qui, jusqu’ici content de votre ouvrage,
Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur,
Néron de Silanus fait enlever la sœur ?
Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie ?
De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat
Devient-elle en un jour criminelle d’État :
Elle qui, sans orgueil jusqu’alors élevée,
N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée ;
Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits
L’heureuse liberté de ne le voir jamais ?

BURRHUS.

Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée ;
Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,
Madame. Aucun objet ne blesse ici ses yeux :
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle
Peuvent de son époux faire un prince rebelle :
Que le sang de César ne se doit allier
Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ;
Et vous-même avoûrez qu’il ne serait pas juste
Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.

AGRIPPINE.

Je vous entends : Néron m’apprend par votre voix
Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix.
En vain, pour détourner ses yeux de sa misère,
J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère :
À ma confusion, Néron veut faire voir
Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir.
Rome de ma faveur est trop préoccupée :
Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,
Et que tout l’univers apprenne avec terreur
À ne confondre plus mon fils et l’empereur.
Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire
Qu’il doit avant ce coup affermir son empire ;
Et qu’en me réduisant à la nécessité
D’éprouver contre lui ma faible autorité,
Il expose la sienne ; et que dans la balance
Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.

BURRHUS.

Quoi ! madame, toujours soupçonner son respect !
Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?
L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?
Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
Quoi ! de vos ennemis devenez-vous l’appui
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire
Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?
Vous craindrez-vous sans cesse ; et vos embrassements
Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?
Ah ! quittez d’un censeur la triste diligence ;
D’une mère facile affectez l’indulgence ;
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater ;
Et n’avertissez point la cour de vous quitter.

AGRIPPINE.

Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine,
Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine,
Lorsque de sa présence il semble me bannir,
Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?

BURRHUS.

Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire,
Et que ma liberté commence à vous déplaire.
La douleur est injuste : et toutes les raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
Voici Britannicus. Je lui cède ma place.
Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce.
Et peut-être, madame, en accuser les soins
De ceux que l’empereur a consultés le moins.


Scène III.

BRITANNICUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE.
AGRIPPINE.

Ah ! prince, où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète
Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?
Que venez-vous chercher ?

BRITANNICUS.

Que venez-vous chercher ? Ce que je cherche ? Ah ! dieux !