Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/156

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Qui d’ailleurs, réveillant leur tendresse première,
Favorisaient en vous Germanicus mon père.
Cependant Claudius penchait vers son déclin.
Ses yeux, longtemps fermés, s’ouvrirent à la fin ;
Il connut son erreur. Occupé de sa crainte,
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
Ses gardes, son palais, son lit, m’étaient soumis.
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse,
De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse :
Mes soins, en apparence, épargnant ses douleurs,
De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.
J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte ;
Et tandis que Burrhus allait secrètement
De l’armée en vos mains exiger le serment,
Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,
Dans Rome les autels fumaient de sacrifices ;
Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
Du prince déjà mort demandait la santé.
Enfin, des légions l’entière obéissance
Ayant de votre empire affermi la puissance,
On vit Claude ; et le peuple, étonné de son sort,
Apprit en même temps votre règne et sa mort.
C’est le sincère aveu que je voulais vous faire :
Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire :
Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous six mois paru reconnaissant,
Que, lassé d’un respect qui vous gênait peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus connaître.
J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,
De l’infidélité vous tracer des leçons,
Ravis d’être vaincus dans leur propre science.
J’ai vu favorisés de votre confiance
Othon, Sénécion, jeunes voluptueux,
Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux ;
Et lorsque, vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant d’injures,
(Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu)
Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.
Aujourd’hui je promets Junie à votre frère ;
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
Que faites-vous ? Junie, enlevée à la cour,
Devient en une nuit l’objet de votre amour ;
Je vois de votre cœur Octavie effacée,
Prête à sortir du lit où je l’avais placée ;
Je vois Pallas banni, votre frère arrêté ;
Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté ;
Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
Et lorsque, convaincu de tant de perfidies,
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C’est vous qui m’ordonnez de me justifier !

NÉRON.

Je me souviens toujours que je vous dois l’empire,
Et, sans vous fatiguer du soin de le redire,
Votre bonté, madame, avec tranquillité
Pouvait se reposer sur ma fidélité.
Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
Que jadis, j’ose ici vous le dire entre nous,
Vous n’aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.
« Tant d’honneurs, disaient-ils, et tant de déférences,
« Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?
« Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?
« Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?
« N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ? »
Non que, si jusque-là j’avais pu vous complaire,
Je n’eusse pris plaisir, madame, à vous céder
Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander ;
Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.
Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse ;
Le sénat chaque jour et le peuple, irrités
De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,
Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance
M’avait encor laissé sa simple obéissance.
Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux
Porter en murmurant leurs aigles devant vous ;
Honteux de rabaisser par cet indigne usage
Les héros dont encore elles portent l’image.
Toute autre se serait rendue à leurs discours ;
Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
Avec Britannicus contre moi réunie,
Vous le fortifiez du parti de Junie ;
Et la main de Pallas trame tous ces complots.
Et lorsque malgré moi j’assure mon repos,
On vous voit de colère et de haine animée ;
Vous voulez présenter mon rival à l’armée,
Déjà jusques au camp le bruit en a couru.

AGRIPPINE.

Moi, le faire empereur ? Ingrat ! l’avez-vous cru ?
Quel serait mon dessein ? qu’aurais-je pu prétendre ?
Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?
Ah ! si sous votre empire on ne m’épargne pas,
Si mes accusateurs observent tous mes pas,
Si de leur empereur ils poursuivent la mère,
Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?
Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours ;
Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
N’ont arraché de vous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre ; et votre dureté
Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
Que je suis malheureuse ! et par quelle infortune
Faut-il que tous mes soins me rendent importune !