Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/162

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Sur ma fidélité César s’en soit remis,
Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis :
Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres :
Mais vous…

AGRIPPINE.

Mais vous… Poursuis, Néron : avec de tels ministres,
Par des faits glorieux tu te vas signaler ;
Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer :
Ta main a commencé par le sang de ton frère ;
Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.
Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ;
Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit même inutile :
Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ;
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies ;
Tu croiras les calmer par d’autres barbaries ;
Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours,
D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes ;
Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien
Tu te verras forcé de répandre le tien ;
Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Voilà ce que mon cœur se présage de toi.
Adieu : tu peux sortir.

NÉRON.

Adieu : tu peux sortir. Narcisse, suivez-moi.


Scène VII.

AGRIPPINE, BURRHUS.
AGRIPPINE.

Ah ciel ! de mes soupçons quelle était l’injustice !
Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse !
Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux
Néron en me quittant m’a laissés pour adieux ?
C’en est fait, le cruel n’a plus rien qui l’arrête ;
Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête.
Il vous accablera vous-même à votre tour.

BURRHUS.

Ah, madame ! pour moi, j’ai vécu trop d’un jour.
Plût au ciel que sa main, heureusement cruelle,
Eût fait sur moi l’essai de sa fureur nouvelle !
Qu’il ne m’eût pas donné, par ce triste attentat,
Un gage trop certain des malheurs de l’État !
Son crime seul n’est pas ce qui me désespère ;
Sa jalousie a pu l’armer contre son frère :
Mais s’il vous faut, madame, expliquer ma douleur ;
Néron l’a vu mourir sans changer de couleur,
Ses yeux indifférents ont déjà la constance
D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance.
Qu’il achève, madame, et qu’il fasse périr
Un ministre importun qui ne le peut souffrir.
Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère,
La plus soudaine mort me sera la plus chère.


Scène VIII.

AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
ALBINE.

Ah, madame ! ah, seigneur ! courez vers l’empereur ;
Venez sauver César de sa propre fureur ;
Il se voit pour jamais séparé de Junie.

AGRIPPINE.

Quoi ! Junie elle-même a terminé sa vie ?

ALBINE.

Pour accabler César d’un éternel ennui,
Madame, sans mourir elle est morte pour lui,
Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie :
Elle a feint de passer chez la triste Octavie,
Mais bientôt elle a pris des chemins écartés,
Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
Des portes du palais elle sort éperdue.
D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue ;
Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds,
Que de ses bras pressants elle tenait liés :
« Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embrasse,
« Protége en ce moment le reste de ta race ;
« Rome, dans ton palais, vient de voir immoler
« Le seul de tes neveux qui te pût ressembler.
« On veut après sa mort que je lui sois parjure ;
« Mais pour lui conserver une foi toujours pure,
« Prince, je me dévoue à ces dieux immortels
« Dont ta vertu t’a fait partager les autels. »
Le peuple, cependant, que ce spectacle étonne,
Vole de toutes parts, se presse, l’environne,
S’attendrit à ses pleurs, et plaignant son ennui,
D’une commune voix la prend sous son appui ;
Ils la mènent au temple où depuis tant d’années
Au culte des autels nos vierges destinées
Gardent fidèlement le dépôt précieux
Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux
César les voit partir sans oser les distraire.
Narcisse, plus hardi, s’empresse pour lui plaire
Il vole vers Junie, et, sans s’épouvanter,
D’une profane main commence à l’arrêter.
De mille coups mortels son audace est punie ;
Son infidèle sang rejaillit sur Junie.
César, de tant d’objets en même temps frappé,
Le laisse entre les mains qui l’ont enveloppé.
Il rentre. Chacun fuit son silence farouche ;
Le nom seul de Junie échappe de sa bouche.
Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés